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Saisir l’effacement du plus célèbre des musiciens inconnus. Poignant et lumineux.

La musique est une histoire de peau et de corps, comme Arno Bertina le montrait dans le formidable «J’ai appris à ne pas rire du démon» sur les vies de Johnny Cash. L’histoire de Johnny Cash était celle d’une présence forte, sombre et explosive, celle de Jackson C. Frank, dans le deuxième roman de Thomas Giraud paru le 9 février 2018 aux éditions La Contre Allée, est celle d’un effacement poignant, une ballade silencieuse.


Le roman commence avec l’évocation d’un silence – celui de la salle de classe – juste avant la catastrophe ; une explosion vient de se produire dans l’annexe de l’école de Cheektowaga, dans cette région des États-Unis située entre les lacs Erié et Ontario, où Jackson, qui est né en 1943 à Buffalo, est scolarisé. Le feu et la fumée gagnent rapidement les murs de bois. Quinze élèves mourront. Gravement brûlé et défiguré, Jackson en réchappera, mais pas son plus proche ami Donald.


Sous la plume de Thomas Giraud, le personnage de Jackson C. Frank semble marqué dès l’origine d’une forme de gêne, une lourdeur de son allure, peut-être à cause du malaise du corps qui caractérise l’entrée dans l’adolescence, à cause de sa timidité naturelle ou de la morsure du froid qui n’empêchera pas le feu et la fumée de se propager le jour de l’incendie. Cette gêne du corps comme une entrave, restera et s’accentuera avec la marque de ses brûlures, avec l’opération de greffe de peau de sa cuisse gauche sur le visage de Jackson, qui imprimera une raideur figée et permanente dans sa jambe, et un doute constant sur son apparence et son identité, une impression, sans doute, de ne plus être complètement dans sa véritable peau.


La catastrophe originelle, les longs mois passés à l’hôpital, sous les signes de la douleur et du vide, malgré la découverte de la guitare offerte par un oncle, puis le doute instillé sur son identité du fait de cette peau déplacée par la greffe, sont au cœur de la musique et de la trajectoire vacillante de Jackson C. Frank, cachant toujours son visage sous une mèche pour dissimuler les traces de ses brûlures, ayant vécu comme en lisière de son talent, et de sa possible vie de musicien et d’homme.

«L’ennui est partout, surtout après quelques semaines. Les couloirs et sa chambre ont vite le goût de l’absence : manque de détermination, manque de ce qui devrait être, manque de contours. Il lui semble vivre au creux d’instants pâles et lassants, respirer, inspirer, Avaler un air fade pourrait-il dire s’il n’avait pas, toujours, ce goût de cendre sur la langue. Puis un oncle lui offre, enfermée dans une housse en plastique avec des motifs écossais, une vieille guitare usée avec des cordes en nylon. Il lui a noté sur une feuille les principaux accords que Jackson pourrait s’entraîner à plaquer.»


Stimulé par la musique, la voix nasillarde et les textes de Bob Dylan, enrichi par l’indemnisation inattendue des compagnies d’assurance, il peut mettre un pied dans l’aventure, s’offrir une nouvelle voiture, une de ses grandes passions, et prendre le bateau pour l’Angleterre. Toujours mal dans sa peau, ayant les plus grandes difficultés à composer ses propres chansons, à chanter en public, à faire corps avec son propre corps et avec la musique, il enregistre un seul album en 1965 produit par Paul Simon, Blues run the game, puis s’efface, dans le silence.


Le paysage omniprésent dans le récit, mêlé à la musique, lorsque Jackson se rend avec sa mère dans le Tennessee pour aller visiter Graceland, la maison d’Elvis, rappelle le précédent roman de Thomas Giraud, «Élisée – Avant les ruisseaux et les montagnes» (La Contre Allée, 2016), où l’auteur imaginait l’enfance du grand géographe libertaire Elisée Reclus. On ne croise pas beaucoup de dates dans cette ballade silencieuse car Thomas Giraud déploie son imagination pour écrire, avec talent et délicatesse, ce très beau récit sur la vie vacillante et le silence de Jackson C. Frank.

«Dans l’habitacle qui les protège du vent, du soleil et de la poussière, abri propice au silence ou à des conversations de peu d’importance, Jackson expérimente à travers le pare-brise des paysages qu’il ne connaît pas mais qui pourtant lui sont familiers. Ressentir, comme l’aurait chanté Woody Guthrie que This land is your land. Ils traversent ainsi toute une Amérique que l’agriculture semble avoir aplatie. Les interstates coupent dedans, à travers les champs interminables où l’on devine l’existence de fermes plutôt qu’on ne les voit. Et quand on voit une, c’est une immense cathédrale de taule et de bois, presque une gare sans train, au milieu de rien. Ce sont des étendues de jaunes et de verts avec rien dessus, comme rendues malades par l’ombre des nuages qui fait de grosses taches sombres et par des bosquets hirsutes et incompréhensibles.»

https://charybde2.wordpress.com/2018/02/11/note-de-lecture-la-ballade-silencieuse-de-jackson-c-frank/

MarianneL
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Créée

le 11 févr. 2018

Modifiée

le 21 sept. 2024

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