La compagnie
8.2
La compagnie

livre de Robert Littell (2002)

Ado, je me rappelle avoir été fasciné par une scène de JFK d'Oliver Stone : le monologue de Donald Sutherland, le mystérieux "Monsieur X" que Kevin Costner (le procureur qui enquête sur l'assassinat de Kennedy) rencontre dans un jardin public de Washington.
Monsieur X vient lui donner, sous couvert d'anonymat, quelques pistes glaçantes sur la potentielle implication du gouvernement américain dans la mort du président :



Je ne nommerai personne, je ne dirai pas qui je représente. Mais je dirais que vous brûlez. Plus que vous ne le pensez. Tout ce que je vais vous dire est top secret. J'ai été soldat. Dans deux guerres. Un des hommes de l'ombre du Pentagone, qui fournissent le matériel, les avions, les balles, les fusils, pour ce qu'on appelle les "opérations noires". Assassinats, coups d’État, élections truquées, propagande, guerre psychologique... Seconde Guerre : j'étais en Roumanie, Grèce, Yougoslavie. J'ai aidé à évacuer l'appareil de renseignement nazi. Et on s'en est servi contre les communistes. Italie, 48 : on a truqué les élections. France, 49 : on a brisé les grèves. Renversé Quirino, Arbenz au Guatemala, Mossadegh en Iran. Vietnam 1954, Indonésie 1958, Tibet 1959. On a sorti le dalaï-lama. On était bons. Très bons.



J'étais scié. Quirino ? Mais qui c'est ce con là ? Les grèves de 1949 ? En France ? Mais je... Non... Le dalaï-lama ?? Mais quel rapport avec les États-Unis bordel ??


La Compagnie de Robert Littell, c'est le monologue de Donald, et même bien plus, puisqu'en 1200 et quelques pages l'auteur a le temps de brasser 45 ans de Guerre Froide.
Alors oui au début c'est un peu le foutoir : on est plongé direct dans l'ambiance avec des dizaines de bureaucrates, des noms de code à n'en plus finir ("Maman", "Le Sorcier", "l'Apprenti Sorcier", "l'Ange Déchu"), qu'il faut sans cesse rattacher à des patronymes (fictifs ou bien réels pour la plupart d'entre eux)... Mais on se prend assez vite au jeu pour ne plus lâcher une petite dizaine de héros qu'on suivra sur 3 ou 4 générations (ce qui devrait plaire aux amateur de The Americans).


Le roman oscille entre phases politiques passionnantes (chasse à la taupe, traque d'agents double, défections soviétiques, manipulation, trahisons, appartements sur écoute, pressions administratives...) et récits détaillés d'opérations sur le terrain, dont les moments les plus réussis sont sans doute le débarquement de rebelles cubains dans la Baie des Cochons et surtout l'incroyable insurrection de Budapest écrasée par les chars soviétiques en 1956.


Pour moi, le summum est atteint lors de ces petits moments qui foutent le vertige : le Mossad qui partage des informations avec la CIA sur des otages américains en Afghanistan en échange de renseignements sur la dernière apparition de Klaus Barbie en Bolivie ; un ancien du SoE qui témoigne de la façon dont les soldats roumains alliés aux nazis préféraient se suicider plutôt qu'être fait prisonniers par l'Armée Rouge à la fin de la guerre ; un jeune cadre de la CIA recadré sans pincettes par sa hiérarchie pour avoir osé soulever le problème éthique de collaborer avec un ancien SS ; la confrontation dans un bar à Berlin en 1951 entre deux anciens étudiants de Yale qui travaillent chacun pour un camp et font mine de ne pas le savoir... Comme devant JFK, on se sent salis, floués et fascinés à la fois.


Niveau style c'est du solide, Littell est pas là pour faire l'artiste. Ambiance polar straight to the point, mais relativement élégant quand on voit par exemple comment certains Ellroy des années 90 sont traduits avec les pieds et foutent pas mal en l'air l'immersion.


Alors oui des fois ça craint, pour pas spolier on citera notamment le grand méchant du roman qui non content d'être communiss' est aussi pédophile... Sur la fin, on peut avoir l'impression que bien que les services de renseignement américains et leurs méthodes soient décriés, le but de la plupart des personnages reste de sauver la gentille démocratie, même lorsqu'ils se trouvent du mauvais côté du Rideau de Fer... Les sociétés de l'est (les hongrois de 1956, le peuple russe de 1991) ne sont jamais autant glorifiées que quand elles luttent contre la dictature communiste.


Pour moi ces quelques failles n'entachent absolument pas la qualité du roman.


Même si le style de ce petit génie de Jonathan Litell est complètement différent de celui de son père, on comprend qu'il a de qui tenir quand on referme la Compagnie.


Une érudition de la géopolitique du 20ème siècle hallucinante, un bon gros sens du suspense, une précision impeccable dans la forme : papa en a sous le capot.

MarcelMenteur
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le 5 mars 2019

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