"La femme Hokusai" fait parti de ses romans complets qui ont exigés recherches et rigueur historique, mais qui sont brossé avec l'élégance d'un coup de pinceau. Cette histoire, bien que romanesque, est cependant tirée de faits réels, ceux qui entoure la vie d'une artiste, Ei, fille du célèbre peintre Hokusai. Femme avant-gardiste, hors des standards prévalus par les canons esthétiques de l'époque, celle d'Edo, incapable de se soumettre et pourtant en relation fusionnelle avec son père et mentor, Ei est une femme dont l'attachement paternel lui aura certes ouvert le monde des artistes, mais qui aura du même coup contribuer à la confondre avec Hokusai. L'autrice cherche donc à nous en apprendre sur cette femme qui brise toutes les conventions, tirée d'un monde d'artistes masculin, soumis aux caprices et aux dogmes d'un souverain totalitaire et porté à la censure. À travers ses rencontres et ses relations, ses balbutiements en tant que peintre jusqu'à sa gloire cachée, on découvre par le fait même le japon d'Edo, ses paradoxes sur les plaisirs et les interdits contre la bienséance et l'honneur, sa tentative de se cacher aux yeux du monde, son mode de vie et ses mœurs confrontés entre traditionalisme et modernisme, ainsi que ses codes artistiques. À la fois plongée et contre-plongé, ce roman nous fait voir le pays fermé par l’œil d'Ei, et temporairement par celui d'un Hollandais, amoureux de ce pays qui refuse de livrer quelque informations que ce soit sur sa culture, ses richesses et son art.
À l'heure où l'Histoire de remet de son amnésie féminine, il est bon de voir une femme rescapé de l'oubli par une romancière passionnée d'Histoire et de nombreux collaborateurs soucieux de restitué les honneurs à qui de droit. C'est d'autant plus valable pour une époque où la femme n'était guère plus qu'un chien de poche et endoctrinée à s'oublier elle-même au profit des autres ( ce que le roman abordera d'ailleurs).
Ei est née dans une famille pauvre, après deux autres filles, et son père, de son nom d'artiste "Hokusai", se l'accapare presque aussitôt. Trimballée dans les rues d'Edo, la petite fille au menton fort grandit entre l'atelier de son père, les maisons closes et les festivités locales. Dans l'une des 'maisons vertes", elle fera la connaissance d'une jeune femme, condamnée à la prostitution par son mari, renommée "Shino". Noble de naissance, Shino aussi se démarque par ses manières, son savoir et sa volonté tranquille , mais ferme, de ne pas céder. Puis, ce sera la rencontre d'un Hollandais épris de la culture nippone, qui tente en même temps de faire transiter des 'trésors" culturels hors du pays. Le regard qu'il pose sur les femmes, en particulier, ébranlera Ei. La jeune femme grandira entre les hommes philosophes, artistiques et capables d'opinion, tout en poursuivant son aide dans l'atelier de son père, développant un talent pour la peinture qui fera d'elle une artiste à part entière. Femme de plusieurs hommes, incapable de plier, Ei semble à la fois homme et femme, ce qui fait d'elle une sorte de curiosité, dans le bon comme dans le mauvais sens. Forcée de déménager à maintes reprises pour échapper aux instances du Shogun,notamment des espions et des censeurs, toujours en train de surveiller les finances de son père qui déteste la notion d'argent, Ei connait bon nombre de difficultés. Lorsqu'elle tente de se faire un nom, le sien est hélas toujours associé de près à celui de son père, au risque d'être escamotée comme artiste. Quand Hokusai est frappé de paralysie et qu'Oei devient en quelque sorte "son pinceau fantôme", la question se pose: voudra-t-elle un jour devenir un pinceau à part entière ou rester à l'ombre de la célébrité de son père?
C'est le genre de roman qui nous fait voyager loin et dans un passé fort mystérieux. Fresque toute en couleurs élaborée par l'autrice sur une femme étonnante, on ne peut qu'en sortir fasciné et instruit. Il n'est pas aisé de tenir un lecteur ou lectrice intriguée sans faire appel au suspense, mais j'étais toujours ravie de retourner à ma lecture, curieuse de voir où Ei et son hurluberlu de père porteraient leur regard et leurs pieds cette fois-ci, dans un monde qui leur est si souvent hostile et où être artiste relève du péril. En effet, la censure, les codes changeants et les interdits imposés par le régent du pays sont autant de problèmes ajoutés à la compétition et au besoin d'innover. Et bien sur, Ei doit ajouté à sa condition le fait d'être femme, ce qui ne lui ouvre littéralement pas toutes les portes. On pourra admirer le formidable travail de recherche de Govier, qui nous amène dans les rues d'Edo avec un réalisme saisissant. Fêtes locales, religion, condition de la femme, politique, frontières difficiles d'accès, mœurs et culture, on y trouve des éléments forts intéressants sur la période ainsi exposée à travers l’œil vif d'Ei. Celle-ci n'est peut-être pas scolarisée, mais avec son apprentissage d'artiste, les éléments appris via ses connaissances et son savoir expérientiel font d'elle une femme intelligente et capable d'analyse. Les réflexions qu'elle se fait et la manière de raconter sa propre histoire ajoute uen grande valeur au roman. Et la plume est magnifiquement rendue malgré la traduction de l'anglais canadien au français international. Vous noterez toutefois que les prostituées ont un "patois" particulier, tributaire d'un manque d'éducation, et que cela peut sonner drôlement, comme par exemple "C'est-y pas vrai?" qui revient très souvent. Un détail linguistique qui témoigne d'une certaine rigueur de la part de l'autrice et que j'ai apprécié.
Parmit les innombrables rencontres qu'à fait Ei dans sa vie, au niveau relationnel, rien ne semble surpasser sa relation avec son père. C,est une relation complexe, fusionnelle de part et d'autre, qui repose tantôt sur leur compréhension mutuelle du monde artistique, tantôt sur le boulet qu'ils représentent l'un pour l'autre. Mais même si parfois leur relation peu paraitre rude,surtout avec le fait qu'Hokusai est un homme exigeant et centré sur lui-même, j'ai le sentiment qu'elle est basée sur le respect, le partage et un amour sincère. C'est du moins ce qu’illustre l'autrice. C'est difficile de savoir si Hokusai avait conscience du fait qu'Ei ne pourrait pas prendre son envol en tant qu’artiste par sa faute, car par moment il semble considéré sa fille comme une extension de soi. Par contre sa confiance et son respect pour elle est manifeste. Bref, il y a beaucoup de finesse dans la relation entourant ces deux personnages et une bonne rigueur psychologique.
Finalement, vous pourrez vous familiariser avec l'Art de l'Edo, ses paysages, ses courtisanes, ses images érotiques, ses poèmes, ses calendrier,etc. Dans un pays où œuvraient beaucoup de libraires et où l'art occupaient une place importante, les artistes étaient également des penseurs, des insoumis, parfois même des anarchistes ( dans le sens où ils ne reconnaissent aucune autorité). C'était une sorte de club fermé, mouvant et souvent ostracisé par le gouvernement. On dénotera aussi l'arrivé de l'influence extérieure, notamment avec les couleurs, dont le fameux "beru", le "bleu de Berlin". C'est donc un roman qui met l'art au centre de tout.
*Vous trouverez un postface à la fin qui relate les avancés en histoire de l'art concernant Oei et le débat autours d'elle, dont l'art est si entremêlé à celui de son père.
Un roman magnifique qui assurément restera marqué dans mon esprit et qui aura ouvert grande la fenêtre sur un pays,une époque fascinante et des Arts fascinants. Je suis également heureuse que justice soit rendue à cette artiste dans l'ombre révélé par une communauté d'historiens et une autrice soucieux de la mettre en lumière. C'est rendre justice à son talent et sa contribution à la culture artistique japonaise.