Lire la Femme immortelle, comme sans doute lire n’importe quel roman de Ponson du Terrail, implique d’accepter une certaine esthétique qu’on qualifiera pudiquement de cape et d’épée. Cette esthétique autorise les épisodes les plus rocambolesques : c’est un coup de théâtre à presque chaque fin de chapitre (et le volume en compte cent deux) ; c’est, ailleurs, des personnages surgis de nulle part, parfois pour y retourner, et des mourants qu’on retrouve frais comme des gardons cent pages plus tard ; c’est aussi « César le Borgne » (p. 82) qui devient « Simon le Borgne » (p. 134) sans que ni quoi ; c’est encore un duel à l’épée dont les protagonistes tiennent tout en se battant un dialogue de trois pages (« si terrible que fût cette reprise d’armes, elle n’empêcha pas néanmoins les deux adversaires d’échanger quelques mots », p. 160) et qui se termine avec un personnage percé d’une épée « s’affaissa[nt] sur lui-même en rendant une gorgée de sang. / – Je crois que j’ai mon compte, dit-il. / Puis ses yeux se fermèrent, et il s’allongea sur le sol ensanglanté et ne bougea plus » (p. 163)… Tout cela incontestablement a vieilli.
Il y a encore de l’humour involontaire : « Deux négrillons de taille microscopique, de véritables nains vêtus de rouge, étaient immobiles aux deux côtés de la porte. / On eût dit deux lampadaires d’ébène tenant chacun un flambeau » (p. 402). Il y a de façon générale ce mépris et cette ignorance crasse de tout ce qui n’est ni aristocratique, ni blanc, ni chrétien : « – J’ai amené un prêtre de ma religion. / – Un muezzin ? / – Oui, et dès demain matin, si vous voulez… » (p. 407) ; il s’agit pour la « mahométane » de se marier.
Ces trois répliques pourraient naturellement être remaniées pour n’en former qu’une : mettons J’ai amené un muezzin, et dès demain matin, si vous voulez… Mais d’une part, elle rendrait le passage difficile à comprendre pour un lecteur qui ne saurait pas que l’auteur de Rocambole prend les muezzins pour des prêtres. (On notera par ailleurs que l’aspect pédagogique du passage est relativement léger. Jules Verne, par exemple, – un Jules Verne aussi ignorant de l’islam que Ponson du Terrail, – aurait écrit quelque chose comme La belle Orientale dit au margrave qu’elle avait amené un muezzin, qui est chez les Mahométans ce que les curés sont sous nos latitudes. Elle ajouta qu’elle était prête à se marier dès le lendemain. C’est moins fluide…)
D’autre part, la réplique J’ai amené un muezzin, etc. serait un manque à gagner pour un auteur payé à la ligne. Car tout est dilaté dans ce roman de cinq cents pages dont l’intrigue tiendrait en cent cinquante. Peu de phrases dépassent cinq lignes, peu de paragraphes excèdent une phrase. On y trouve des dialogues encore plus creux que « – Qui êtes-vous donc ? / – Je suis votre médecin, répondit le petit homme. / – Ah ! ah ! / – Vous avez été très dangereusement malade, monsieur le marquis, reprit cet homme. / – En vérité ! / – Mais depuis deux jours je suis sans inquiétude. / – Depuis deux jours ? / – Oui. Mais pendant quatre autres, je n’aurais pas donné une pistole de votre vie. / – Comment ! quatre autres jours ? exclama le marquis. / – Oui, certes » (p. 166).
Et finalement, c’est l’humour involontaire qui rend la Femme immortelle lisible. Les surréalistes portaient, dans un registre similaire, une admiration non dépourvue de condescendance à Fantômas. Cette condescendance est peut-être le prix à payer pour ne pas passer une demi-douzaine d’heures de lecture éprouvantes en compagnie de Ponson du Terrail.


P.S. – Je reconnais ne pas trop savoir comment prendre les deux dernières phrases du roman : « Et voilà comment, mes chers lecteurs, je vous ai raconté de la meilleure foi du monde, une histoire dont il n’y a pas un mot de vrai. / Pardonnez au mystificateur, car il a été lui-même mystifié. »

Alcofribas
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le 24 juin 2019

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