« La Guerre des intelligences » fait le buzz. Laurent Alexandre est de tous les plateaux de télévision et autres émissions radio. A tel point qu’il est devenu le gourou français de l’intelligence artificielle. Et comme son livre le montre en filigrane, ce n’est pas pour lui déplaire. Dans son ouvrage, Laurent Alexandre met en garde les Français sur la montée en puissance de l’intelligence artificielle, qui de « faible » (c’est-à-dire sans conscience d’elle-même, mais déjà dévastatrice pour des milliers d’emplois) risque de passer à « forte » (consciente d’elle-même), comme dans les plus sombres films de science fiction. Nous y sommes encore loin, mais ce qui est inquiétant c’est que rien ne semble empêcher l’humanité de tendre vers ce futur inhumain qui semble nous attendre. Car si l’on y arrive, ce sera par choix.
Pour autant, Laurent Alexandre se concentre surtout sur les 30 années à venir, en prospectiviste et en décrivant l’influence grandissante qu’aura l’intelligence artificielle faible dans nos vies. Déjà, il remarque avec raison qu’une intelligence artificielle est plus efficace que le meilleur des cancérologues : avec une base de données de milliards de cancers, l’intelligence artificielle (IA) offre un meilleur diagnostic que le spécialiste le plus aguerri, qui n’aura vu « que » des centaines ou des milliers de formes de cancer dans sa vie. Et ce sera ainsi pour tous les métiers à faible puis à grande technicité : pour tout ce qui se calcule, l’IA aura toujours le dessus.
Concrètement ce sont donc des centaines de milliers d’emplois qui vont disparaître, des experts comptables aux médecins spécialistes, en passant par bien des emplois dans l’informatique ou le conseil, sans parler évidemment de tous les emplois administratifs, que ce soit dans la fonction publique ou les entreprises. Certes, de nouveaux emplois vont être créés, mais bien moins nombreux et beaucoup plus qualifiés, ce qui laissera sur le carreau une proportion toujours plus grande de la population, tout le monde n’ayant pas vocation à devenir astrophysicien. Et là, Laurent Alexandre ne fait que constater la réalité tangible du marché du travail, pour avoir travaillé un peu dans le domaine de l’automatisation je peux vous garantir que l’IA ne fait que commencer à nous piquer nos emplois.
Alors quelles sont les solutions de Monsieur Alexandre ? Et bien c’est là que je suis en grand désaccord avec lui sur beaucoup des pistes qu’il avance. Les deux principales qu’il mentionne dans son ouvrage me semblent assez délirantes et vraiment inquiétantes. Tout d’abord, il propose comme dans « Bienvenue à Gattaca » d’opérer une forme d’eugénisme, en sélectionnant soigneusement le patrimoine génétique des enfants à naître, pour les rendre compétitifs vis-à-vis de l’IA. D’après lui, les Américains et les Chinois le feront, nous n’avons donc aucun scrupule à avoir à faire de même.
Deuxièmement, en parallèle il propose que nous mettions des implants, notamment cérébraux, chez l’être humain, là aussi pour le rendre apte à vivre avec l’IA, qui selon lui sera toujours plus intelligente que l’Homme. Là encore, Laurent Alexandre n’a aucun scrupule, les Elon Musk et compagnie sont en avance sur le sujet et veulent le généraliser, pourquoi donc hésiter à faire de même ?
Il écrit donc un long laïus sur l’école de demain, qui devra faire des êtres humains augmentés des demi dieux capables de maîtriser, ou du moins de travailler et vivre « main dans la main » (si j’ose dire) avec l’IA. Une école et une humanité eugénistes et bioniques, voilà le rêve de Laurent Alexandre
Bien évidemment, car il avance masqué, Laurent Alexandre indique dans un petit paragraphe (comparé à la place que prennent ces deux solutions dans son ouvrage) que la vie humaine doit être défendue, notamment ses deux attraits principaux (selon lui) que sont… la cuisine et le sexe (sic). Oui oui, pour Laurent Alexandre la vie se résume à cela, et c’est bien cela qu’il faut à tout prix préserver. Pour le reste…
On comprend ainsi toute la « finesse » de la pensée de notre pseudo humaniste. Ce qui ne laisse plus aucun doute, c’est quand il cite les « grands penseurs » actuels de son point de vue : Luc Ferry (sic), Cynthia Fleury, Nicolas Bouzou, … en gros des personnes qui sont ralliées à sa cause et qu’on peut qualifier sans se tromper de transhumanistes, ou du moins de personnes sensibles à cette doctrine, qui prend de plus en plus de poids chez les élites politiques, économiques et intellectuelles, notamment en Californie (qui est le 6e « pays » le plus puissant du monde, devant la France, rappelons-le).
Et ceux qui se déclarent contre le transhumanisme ? Alexandre les taxe de « bio-conservateurs » et de « racistes anti-silicium » (sic !!), je traduis : de bio-réactionnaires. On connaît en France l’attrait de cette formule pour détruire toute pensée critique : vous êtes identifiés comme conservateurs dès lors que vous défendez la prudence sur certains sujets (importants !). Vous refusez les implants cérébraux et l’eugénisme ? Vous êtes conservateur, donc réactionnaire, donc vous êtes le Mal. On ne fait pas mieux niveau raccourci fallacieux : Orwell se retournerait dans sa tombe s’il s’avait combien « 1984 » était prophétique…
Alors bien sûr, Laurent Alexandre avance également d’autres solutions, peu développées, notamment de promouvoir à l’école la capacité « d’apprendre à apprendre » et de cultiver sa capacité d’adaptation, ainsi que de se remettre à étudier les humanités, tout ce qui ne peut pas être calculé justement. Et c’est là que je le rejoins davantage. En effet, il me semble qu’il faut réorienter l’Education Nationale, qui a trop longtemps promu la technicité, l’intelligence calculatoire, en lieu et place de l’intelligence artistique, de la pensée à long terme et de l’intelligence humaine (émotionnelle et collective). Cette capacité à créer des connexions entre les différents domaines de la vie, cette capacité à voire la « big picture » derrière des signaux faibles, grâce à son éducation et sa culture, voilà pour le coup une solution envisageable, et à mon sens à creuser. Le médecin généraliste aura ainsi encore de beaux jours devant lui, contrairement à ses confrères ultra spécialisés. Tout comme il faut encourager la capacité de l’être humain à s’adapter, à apprendre en permanence, bref à entretenir cette fameuse plasticité neuronale qui a permis à l’homme d’évoluer, mais aussi et surtout à cultiver son âme pour ne pas finir totalement déshumanisé, pire qu’un androïde échappé de « Blade Runner ».
En conclusion, il me semble indispensable d’alerter le grand public comme le fait Laurent Alexandre sur les menaces que fait peser l’IA sur l’humanité. Il faut en effet dès aujourd’hui reprendre les rênes, quitte à démanteler les géants de l’IA que sont les Google et autres Facebook, il est grand temps que la politique reprenne ses droits face au domaine économique toujours plus grandissant. Et cet aspect, Laurent Alexandre l’occulte complètement, fasciné qu’il est par la Californie et ses firmes aux dirigeants démiurges. De plus, je ne peux adhérer à ses solutions qui visent avant tout à instaurer un monde et une humanité transhumanistes. Surtout quand Laurent Alexandre semble faire peu de cas de bien des aspects de la vie humaine. Sans compter son obsession maladive pour le QI (qu’il a par ailleurs élevé nous dit-il en toute modestie) et l’intelligence, qu’il n’envisage que sous le prisme calculatoire, à l’image de l’IA. Il oublie que l’intelligence est multiple et touche à bien plus de domaines que le QI ne pourra jamais mesurer.
Oui l’intelligence artificielle fait peser un grand danger sur notre fragile humanité, mais non, Laurent Alexandre n’est pas la personne en qui faire confiance pour lutter contre l’IA… puisque c’est l’un des plus fidèles partisans de la déshumanisation de l’Homme.
Pour prolonger le débat, je vous invite à écouter la confrontation entre Laurent Alexandre et Olivier Rey dans l'émission Répliques d'Alain Finkielkraut, ici : https://www.franceculture.fr/emissions/repliques/lexploration-du-futur-le-transhumanisme-et-lintelligence-artificielle. L'émission ne dure que 50 min et résume bien le bouquin, tout en révélant l'idéologie nauséabonde qui le sous-tend. C'est très instructif. Et enfin un contradicteur pour remettre Laurent Alexandre à sa place !