Dans tous les sens
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La petite centaine de pages de cet essai sur la poésie, parfois intéressantes, laissent toujours comprendre que l’auteur est poète, le sait, et n’en tire pas d’humilité particulière… Au centre – jamais nommé mais autour duquel le texte ne cesse de tourner – de la Haine de la poésie se trouve la notion d’idéal poétique, ou plutôt de poème parfait. C’est elle, si on résume la thèse de Ben Lerner, qui fait le départ entre différents types de poèmes, avec comme corollaire une classification : « Les grands poètes combattent les limites des poèmes réels, vainquent où à tout le moins suspendent tactiquement cette réalité, cessent parfois entièrement d’écrire au point que l’on finit par célébrer leur silence : les poètes vraiment catastrophiques offrent malgré eux une lueur de la possibilité virtuelle à la mesure de l’ampleur de leur échec ; les poètes d’avant-garde haïssent les poèmes parce qu’ils restent des poèmes et non des bombes en puissance ; et les nostalgiques haïssent les poèmes parce qu’ils ne parviennent pas, prétendent-ils à tort et sans pouvoir en donner d’exemples précis, à réaliser ce que la poésie fit un jour dans le passé » (p. 83 de l’édition Allia).
Autrement dit, « Confrontés à un poème complètement raté, nous devons le comparer à un certain idéal, un certain Poème » (p. 29). En d’autres termes encore, et c’est l’extrait choisi par les éditions Allia pour sa – laconique, comme souvent – quatrième de couverture, « Le problème fatal de la poésie : les poèmes » (p. 27). Cette intuition – l’ombre du poème parfait plane sur tout poème – est ce qu’il y a de plus intéressant dans le livre, dont on aura compris qu’il est souvent redondant ; ce qui serait une qualité pour un manuel ou un ouvrage de vulgarisation se révèle ici un défaut.
La Haine de la poésie manque par ailleurs d’une structure claire : le livre paraît écrit au fil de la plume, et les rubriques marginales (1) que Ben Lerner a remises au goût du jour sont plus ornementales et esthétisantes qu’utiles dans la pratique. Je ne pense pas qu’une structure cachée guide le texte – ou alors elle est extrêmement bien cachée. On passe ainsi d’une analyse de la légende de Caedmon à une attaque – propre à l’Université états-unienne – contre une forme de poésie « communautaire » (2), en passant par une analyse minutieuse de quelques vers du plus mauvais poète du monde et par le rappel que « l’attaque de La République [de Platon] à l’encontre des poètes a alimenté depuis des millénaires la vague idée selon laquelle le poésie aurait de lourdes incidences politiques, y compris dans des contextes où personne n’est capable de nommer le moindre poète ou de citer un seul poème » (p. 23-4).
Du reste, la quasi-totalité des poètes cités par Lerner sont états-uniens – de l’incontournable Whitman au piteux W. T. McGonagall… –, ou à tout le moins anglophones – Shakespeare, Keats… –, ce qui réduit la force de persuasion de l’ouvrage et sa portée. Cela semble d’ailleurs cohérent avec la thèse principale de l’auteur, et dans le supposé complexe que le poète entretient face à la poésie, on pourrait voir un écho du complexe d’un pays dont l’histoire poétique commence avec Feuilles d’herbe, face à un continent où la poésie s’écrit et s’analyse depuis trois mille ans (cf. la référence à Platon).
(1) J’adore cette expression, elle me rappelle l’ancien français à la fac !
(2) Cela demanderait des développements que ma paresse du moment décourage. En gros, Lerner reproche à un certain nombre de poètes (et de poétesses) de rejeter la généralisation à l’ensemble de l’humanité qui marquerait tout poème réussi.
Créée
le 7 sept. 2017
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