Que le "struggle for life" ne soit nullement la règle partout dans la nature, on le savait. Que la coopération y tenait une place tout aussi importante, aussi. Qui a lu, par exemple, La vie secrète des arbres ne pouvait plus l'ignorer. Jean-Marie Pelt se penche ici sur une réalité peut-être un peu moins connue : en situation de catastrophe naturelle, les plus faibles sont parfois ceux qui s'en tirent le mieux. L'exemple le plus fameux est sans doute celui des dinosaures, les plus imposants animaux vivants de l'histoire terrestre, qui furent entièrement décimés, alors que bon nombre de créatures minuscules survécurent. La Fontaine nous avait déjà enseigné qu'un roseau souple pouvait s'en tirer mieux qu'un puissant chêne. De quoi contrebalancer le loup et l'agneau et son célèbre "la raison du plus fort est toujours la meilleure". A court terme, oui, nous dit Pelt. Mais celui qui s'impose par la force devrait se méfier : sa victoire n'est pas forcément durable.

Pour sa démonstration, Pelt remonte carrément à l'apparition de la vie, sous forme de bactéries. Il s'extasie à juste titre devant la plasticité de ces organismes monocellulaires qui ont, dans notre société, si mauvaise presse puisqu'on répète qu'il faut "tuer les bactéries". Outre le fait que le corps humain contient plus de bactéries que de cellules, Pelt nous rappelle, page 54, que "le monde animal, dont nous sommes, est un cadeau que les bactéries ont offert à la Terre". Et de dérouler le processus progressif qui mena aux aérobies, à la molécule d'ozone, aux cellules eucaryotes (à noyau), etc.

Comme les bactéries, certaines plantes sont indestructibles : ce sont les 3 P, pâquerettes, pissenlit et poa, dont le botaniste nous raconte l'ingénieuse constitution. Les exemples d'adaptation, illustrant bien la théorie de Darwin, fourmillent également : le calamar, la diascorée et la diamondea, deux plantes tropicales qui ont évolué pour vivre sous nos latitudes, les moloch, hippocampe et phasme spécialistes du mimétisme. Parfois, c'est l'activité humaine qui favorise une plante, comme les coquelicots sur des chantiers ou l'orchidée dans les ornières des motards ! Manière de rappeler que nous faisons aussi partie de la nature.

L'auteur déploie par ailleurs un grand nombre d'exemples montrant comment, en s'associant, des êtres fragiles assurent leur pérennité : les arbres, les herbes ou les fleurs avec les champignons, les conifères et les bouleaux... Mais l'association peut être aussi parasitaire : ainsi du taon et du crapaud, de la moule et de la langouste ("la proie était devenue prédatrice, succombant sous le poids du nombre").

Certaines histoires frappent par leur caractère extraordinaire, comme celui des grands bois de l'élan irlandais, défavorables à sa survie. Une énigme, que l'auteur résout par l'idée que ces bois étaient des arguments dissuasifs vis-à-vis des autres mâles dans le combat pour les femelles : un peu comme la bombe atomique est qualifiée de force dissuasive. Moins de combats puisqu'il suffit d'exhiber ses bois. Passionnant. On parle toutefois au passé puisque cet élan a disparu, il y a 10 600 ans : "ses atouts étaient devenus des handicaps".

Disons-le, au milieu du livre, le lecteur lambda risque de friser l'indigestion : la succession d'exemples finit par lasser un peu, l'essai virant un peu au catalogue.

L'autre aspect contestable tient à l'engagement de l'auteur. Page 136, lorsqu'il écrit :

Tandis que les femmes affirment leur présence active dans la société, jusque dans les professions qui leur étaient jadis fermées, ne risquent-elles pas d'adopter des comportements traditionnellement dévolus aux hommes : l'esprit de compétition et de domination ? On aimerait que l'inverse se produise et que, plus présentes aux postes clés, elles y développent les valeurs spécifiquement féminines : l'intuition, la douceur, le dévouement, l'altruisme et la compassion.

Voilà qui risque de faire hurler la frange majoritaire des féministes d'aujourd'hui, qui considère qu'il n'y a pas de qualité féminine, tout cela résultant exclusivement de l'éducation patriarcale. Tout observateur de la nature constatera pourtant que les mâles ne se conduisent pas de la même façon que les femelles. L'exemple de l'élan irlandais illustre bien la propension des mâles à s'affirmer, à dominer, pour séduire.

Jean-Marie Pelt est également croyant, ce qui l'amène à défendre la théorie du "dessein intelligent" : la probabilité pour qu'apparaisse la vie est trop faible pour être le fruit du hasard. Une théorie que j'avais déjà lue sous la plume de José Rodrigues dos Santos. L'argument a un certain poids. Page 36 :

Les darwiniens de stricte observance considèrent que l'agencement de ces molécules complexes s'est effectué par pur hasard lorsque leurs éléments constitutifs se rencontraient au sein des océans primitifs. Mais les mathématiciens nous apprennent que pour élaborer une structure chimique aussi sophistiquée, il aurait fallu des "milliards de milliards de milliards de milliards" d'associations et de dissociations de molécules, durant de non moins nombreux milliards d'années. Selon Trinh Xuan Thuan, pour que l'ADN et la vie apparaissent si vite (!), il fallut, dès le big bang, un réglage extrêmement précis de tous les paramètres physiques, une précision qui serait celle d'un archer qui réussirait à planter une flèche dans une cible "d'un centimètre carré placée à 15 milliards d'années lumière de distance" !

Dos Santos en faisait carrément une preuve de l'existence de Dieu. Pelt ne va pas jusque-là mais son argument va clairement dans le sens d'une volonté créatrice à l'oeuvre. Pour ma part j’adhère, considérant qu’à ce niveau d’improbabilité l’hypothèse d’un dessein intelligent devient plus crédible que le hasard, mais je comprendrais que certains tiquent, jugeant que le livre change un peu de registre.

La deuxième partie est consacrée aux conséquences que l'on peut tirer des descriptions de la première pour définir notre vie en société. Rappel des grandes grèves de 1947, moins connues que celles de 68, qui furent gérées de main de maître par le sous-estimé Robert Schumann, l'un des pères de l'Europe. Un faible car discret et réservé, que l'auteur oppose à Napoléon, incarnation de la force et des boucheries de masse, que notre société révère bien davantage. Les convictions religieuses de Jean-Marie Pelt s'affirment dans cette partie où il convoque abondamment l'Ancien et le Nouveau Testament - certes aux côtés de Socrate, Bouddha et Gandhi. Un virage théologique que le livre n'annonçait pas.

Plus surprenant encore, la mention de la Macif comme exemple à suivre ! Pourquoi spécialement la Macif ?... Une véritable fausse note.

Si l'on ne peut qu'adhérer au propos (j'étais déjà convaincu avant d'ouvrir le livre), cette Raison du plus faible, lesté de ces quelques maladresses, ne tient pas toutes les promesses de son passionnant début. Un petit 7.

Jduvi
7
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le 30 sept. 2023

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