La lecture de ce livre m'a procuré un plaisir particulier à plusieurs titres : l'auteur appuie son essai sur le sérieux qu'il accorde aux mythes grecs et ensuite sur le fait qu'il tend assez naturellement à s'appuyer sur des polarités dans ses observations/représentations du devenir historique. Ce n'est pas qu'une opposition entre force et ruse me semble forcément si importante, mais la démarche me plait. L'auteur prend aussi quelques risques en apportant ses commentaires sur le temps présent. Le discours de l'auteur est de contrer une représentation que l'Occident se fait d'elle même dans la conduite de la guerre, à savoir que la force est plus estimable que la ruse. Dans le contexte d'un affrontement avec le djihadisme international, ces représentations sont utilisées pour dévaloriser un ennemi qui ne respecte pas les règles établies (par les plus forts), mais limitent les possibilités d'exploiter les trésor (parfois millénaires) de la ruse, contre ceux là même qui les pratiquent si bien faute d'alternative matérielle. Jusqu'ici tout est assez logique, presque convenu. La fin de l'ouvrage m'a néanmoins laissé une impression étrange et si je puis dire, suffisamment forte, pour que je ne puisse m'en détacher aisément. Cette impression découle de deux éléments principaux : le fait d'accoler un chapitre sur la guerre froide (i.e. l'équilibre de la terreur nucléaire) avec celui sur le djihadisme (une autre forme de terreur) et l'évocation, un peu comme ça, de la nature dialectique de la guerre. Les superpuissances empilent des armes nucléaires dans des quantités délirantes, tout en continuant leurs manoeuvres habituelles, certes avec plus de prudence. Leur nature propre doit s'exprimer et mener à une confrontation, pas nécessairement guerrière. Le danger objectif n'est pas tant cette confrontation que le délire nucléaire sur lequel elle repose, et donc sur les représentations, qui y conduisent. Après cette évocation, le djihadisme apparaît comme un élément libérateur ; une violence certes néfaste est libérée, mais les armes nucléaires apparaissent absurdes. L'homme doit faire face à une violence parfois aveugle et déplacée, telle est sans doute sa destinée, mais l'oblitération des 2 à 3 000 plus grandes cités humaines n'en est pas une! Tel n'est pas le propos de l'auteur, mais il n'y a pas grand chose à ajouter à ce livre pour arriver à une conclusion du style "le djihadisme peut sauver l'occident".
J'ai donc revu la formation de cet ouvrage et j'ai recherché si quelque aspect mal présenté pouvait accentuer plus que de raison l'impression d'arriver à cette conclusion.
Le premier d'entre eux est une légère confusion dans les personnages de Achille et Ulysse. L'opposition entre ces deux héros est centrale dans l'Iliade, mais c'est une erreur d'y voir une simple opposition de tempérament. Certes Ulysse est rusé et Achille s'appuie sur sa force. L'important est qu'Ulysse est le dernier des heros mythiques ; il préfigure par sa ruse et son comportement le grec de l'antiquité. Achille accorde peu d'attention à la réflexion, ses sentiments sont extrêmement puissants, et lui dictent ce qui peut faire office de chez lui. Le chez lui de Ulysse est son foyer, son épouse, ses troupeaux... Ulysse est rusé là où Achille est sensible. La préfiguration du grec antique via Ulysse constitue en quelque sorte un élément historique, objectif, mais présenté dans sous une forme poétique. Depuis la Renaissance, il existe entre nos contemporains et les anciens grecs un écart semblable à celui entre ces derniers et les grecs de la période mythique de L'Iliade. L'opposition de Holeindre n'est donc pas celle de Ulysse et Achille, opposition historiquement datée, mais une opposition entre Kratos et Métis, divinités tutélaires de la force et de l'intelligence rusée.
Une seconde confusion provient de la difficulté à se représenter les concepts grecs comme ceux de "métis". M. Holeindre décrit le monde romain en utilisant le mot latin "fides" qui exprime une notion centrale. Ce mot résume énormément d'aspects de la civilisation latine avec toutes ses incidences légales qui seront léguées aux civilisations suivantes. Pour le grec, cet exercice est plus difficile. Pour résumer l'univers grec il faut accoler plusieurs images par exemple :
a) l'élévation culturelle des anciens grecs : pour en rester au langage, M. Holeindre cite le mot "Kairos" (moment propice), mot qui relève d'une distinction du temps en 3 concepts : Aiôn (la personnification), Kairos (le moment propice), Chronos (la succession). Le Kairos est certes le moment propice à l'action, mais c'est aussi au sein du temps, la part ténue du temps dont les dieux laissent la direction aux hommes. Les mots grecs sont bourrés de connotations morales ou spirituelles. De même, la déesse métis est certes la déesse de l'intelligence rusée, celle là même qui peut représenter un danger pour Zeus, lequel a renversé Cronos. Les grecs représentaient métis avec un visage double sous le trône de Zeus. Le stratège grec qui recours à la métis devait le faire de sorte à placer son intelligence sous le patronage de Zeus. Les anciens grecs présentaient le risque à libérer Métis de la direction de Zeus... M. Holeindre ne semble accorder qu'un seul visage à Métis.
b) l'importance de la corporéité humaine. Ce point était commun dans l'antiquité, mais tout particulièrement développé chez le grec. Le grec ressentait son propre corps comme une grâce que les dieux lui accordent, d'où la magnifique statuaire de l'époque. Se représenter les ruses de Hannibal sous une forme moderne est une absurdité. Toutes les ruses de Hannibal ont pour base le fait qu'il s'imprégnait de la corporéité des soldats. La distance qui sépare un soldat de son voisin dans la ligne, la perception liée au soleil, les sentiments qui imprègnent le corps du soldat dans la mélée, etc. Le génie de Hannibal est grandiose ; il est imprégné d'une forme de sensualisme que l'on ne retrouvera plus chez aucun stratège...
c) une représentation de la mort fort désagréable. Mieux vaut être mendiant sur terre que roi au pays des ombres, tel est un proverbe grec. Ce n'est pas que les grecs doutaient d'une existence post mortem, mais la représentation qu'ils s'en faisaient n'était pas attrayante...
Le début de l'ouvrage dévoile une certaine polarité entre le monde grec et le monde romain. Cet aspect me semble extrêmement intéressant. Malheureusement, il ne poussera pas la recherche de telles polarités ultérieures. Il abordera les représentations militaires de l'Occident chrétien au moyen-âge, mais pas celles assez proches du monde arabe musulman. Ce manque se fait en quelque sorte sentir au moment où il aborde le djihadisme moderne.
Plus encore, l'érudition de l'auteur le conduit à recourir à des sources elles mêmes érudites. D'une certaine manière, ce sont beaucoup les mêmes sources, souvent antique, qui sont étudiées d'une époque à l'autre. Cet aspect masque parfois des choses très simples, mais pourtant capitales. La morale chez les anciens grecs présentait un aspect en quelque sorte extérieur, qui s'imposait d'une manière diffuse venant du corps social, à travers une multitude de canaux (le langage, les mythes, les formes sociales, etc...). Le grec (et notamment le philosophe) procédait bien une forme d'intériorisation, mais qui tenait beaucoup à une forme d'équilibrage moral. Aujourd'hui, le conformisme petit-bourgeois est absolument vide, les formes du langage se sont taries, etc... Bref, aujourd'hui l'extérieur n'apporte quasiment rien. La force morale doit jaillir en quelque sorte spontanément de l'intérieur, sans justification extérieure aucune. Les limitations morales à la violence provenant du monde antique sont respectables, mais on ne pourra pas s'appuyer éternellement sur elles... M. Holeindre ne me semble pas loin de percevoir cet aspect.