Enquête décevante mais bel ouvrage sur le journalisme

Edwy Plenel revient, dans ce court livre, sur l'affaire du Rainbow Warrior, après s'être octroyé un délai de réserve de vingt ans. Tout le monde se souvient qu'il s'agit d'une opération secrète de la DGSE qui coula un bateau de Greenpeace dans le port d'Auckland (Nouvelle Zélande), alors que ce dernier s'apprêtait à aller à Mururoa protester contre les essais nucléaires français.


L'enquête en elle-même est assez décevante, même si l'on apprend quelques détails savoureux. D'abord le fait que Plénel, au moment de l'affaire, était un jeune journaliste spécialisé dans la jeunesse et le maintien de l'ordre, qui n'avait par conséquent pas de carnet d'adresse dans le milieu du renseignement. L'affaire ayant éclaté pendant les vacances d'été, le journaliste spécialisé était absent et Plenel se dévoua donc, avec Bertrand le Gendre et un petit stagiaire du nom de Daniel Schneidermann, pour couvrir l'affaire. Il commence d'ailleurs par se planter, donnant dans l'écran de fumée des services secrets, qui le lancent sur la piste de la droite musclée de Polynésie et des barbouzes en retraite (ce qui lui vaudra un rectificatif contrit et une condamnation en diffamation).


On apprend aussi que Max Gallo joua les plumes mercenaires pour le discréditer, avec quelques autres plumes. Et que parmi les membres de la fameuse troisième équipe, celle qui mina le Rainbow Warrior, il y avait un certain Gérard Royal... le frère de Ségolène (qui n'était pas au courant).


C'est un ouvrage engagé, où l'on sent tout l'antimilitarisme de Plénel. Mais aussi un ouvrage épris de démocratie, qui souligne à juste titre à quel point le blackout qui s'abattit après l'affaire, avec la complicité de la droite cocardière et le silence gêné des socialistes, soulignait le régalisme et le caractère de démocratie confisquée de la Ve république. Pas de commission parlementaire, rien, et une injonction à passer à autre chose. Les péchés de notre époque étaient déjà là en germe, en quelque sorte.


Une chose m'a cependant fait un peu tiquer. Plénel emploie à plusieurs reprises l'expression d'"Etat profond". Une expression chère aux milieux complotistes d'extrême-droite, au populisme facile et à Emmanuel Macron. C'est une expression assez malheureuse de mon point de vue, mais qui peut se comprendre pour qui s'est retrouvé confronté au mitterrandisme en plein déni de réalité.


Reste l'enquête. Que vaut ce livre pour un étudiant en journalisme ?


L'enquête en elle-même est décevante. Si des correspondants firent des travaux de recoupement en Nouvelle-Zélande, au fonds le noeud, c'est le moment où Plénel découvre l'identité des membres de la "Troisième équipe" qui donne son titre au livre. Mais ne vous attendez pas à un travail de fourmi comme dans Les hommes du président. Plénel a tout simplement mis la main sur une très bonne source, un haut fonctionnaire qu'il surnomme Le Consul, et la révélation se fait au cours d'un repas bien arrosé dans un grand restaurant parisien. Si vous cherchez une scène-clé, c'est cela : une scène de repas gastronomique.


Oui, c'est un peu décevant. Et pourtant le livre est fort intéressant.


Pourquoi ? Parce que Plénel profite de ce retour dans le passé pour se replonger dans le journalisme des années 1980. Un journalisme qui vivait encore au rythme non pas des emails, mais des téléscripteurs, des coups de fil, des rendez-vous, et où le plus grand danger était une mise sur écoute des lignes téléphoniques (ce qui arriva pendant l'affaire). Il y a de belles pages sur le métier de canardier, de rubricard, sur les brèves, sur l'idéal transmis par Hubert Beuve-Méry, sur la nécessité de l'indépendance, etc... Et on mesure le bouleversement qu'a représenté internet et le numérique pour l'information. C'est d'ailleurs la lecture d'un extrait dans une anthologie du journalisme (Tous les chemins mènent à l'info) qui m'a poussé à lire ce court livre, dévoré en quelques heures.


On notera enfin toute l'ironie de Plénel : il poursuivit l'Etat pour les écoutes illégales sur lui et son épouse, et obtint les bandes, qui lui ont servi d'archives pour écrire ce livre.


La troisième équipe n'est pas un livre très palpitant d'enquête journalistique. C'est un livre de souvenir, dans lequel le fondateur de Médiapart revient sur ce qu'était son travail de journaliste au Monde dans les années 1980 (aspect plus poussiéreux et routinier, mais aussi plus grande indépendance et sérénité...).

zardoz6704
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le 3 mars 2021

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