Lamb
6.6
Lamb

livre de Bonnie Nadzam ()

L’art de la manipulation ou pas mais peut-être que si quand même

David Lamb, un homme complètement paumé – père tout juste décédé, femme partie, travail sans intérêt, maîtresse insatisfaisante – rencontre Tommie, une petite fille de onze ans complètement paumée – mère absente, amies inauthentiques, beau-père sans intérêt, corps insatisfaisant. Comme leurs « cœurs sont issus du même bloc de pierre » (enfin, ça, c’est ce qu’il dira, p. 178 de l’édition de poche), il va, disons, s’attacher à elle, la voir de plus en plus souvent, lui offrir repas et vêtements, lui proposer une semaine dans un chalet de je ne sais plus quel Dakota (?) ; elle est d’accord pour ça, ou plutôt elle ne dit pas non. Mais tout ceci est bien malsain ! objecte à ce moment-là le lecteur de cette critique.
Ça l’est. Dès la première rencontre de la petite fille au nom de garçon et de l’homme au nom d’agneau. Ça ne cessera jamais de l’être, ce qui n’est pas une mince affaire en pas loin de deux cent cinquante pages. Il n’y a pas de crescendo dans Lamb. (À la rigueur un palier.) Et sur ce thème de Nabokov avec un univers de losers à la Raymond Carver, les arrangements sont de Bonnie Nadzam : Lamb au moins aussi ambigu qu’Humbert Humbert, et Tommie jamais provocatrice mais, à sa manière, tout aussi enfant-objet que Lolita (« Elle devint un projet en soi, scindée en deux, en pâte d’adolescent », p. 53).
La narration de Lamb est un modèle pour qui s’intéresse à la façon dont on peut jouer avec les points de vue : un paragraphe commence comme si c’était une caméra de vidéo-surveillance qui filmait, et au milieu d’une phrase, subrepticement, on se retrouve à dériver dans les pensées de Lamb… Ou alors on commence avec le point de vue de Lamb et on finit avec cette phrase : « La gamine ne savait pas ce qu’elle ratait, dans quelles largeurs elle se faisait duper par ce monde auquel elle ne participait pas » (p. 34), qui, tout compte fait, est peut-être aussi une pensée de Lamb (cf. aussi la citation qui clôt le paragraphe ci-dessus)…
L’autre grande réussite de Lamb, ce sont les dialogues. Lamb est un beau parleur, et on imagine le mérite qu’a un beau parleur quand il s’adresse à une gamine de onze ans… On a un bon exemple de ses méthodes quand « Elle [Tommie] haussa de nouveau les épaules. Et notre homme lui expliqua que, dorénavant, quand elle hausserait les épaules, cela voudrait dire qu’elle lui disait combien elle l’appréciait. Ce serait sa façon d’approuver » (p. 167). Disons que la notion de consentement en prend un coup, non ? Plus tard, Lamb dira à sa maîtresse : « J’ai souvent l’impression que je force les gens à dire ce qu’ils pensent que je veux entendre » (p. 191). De cela, le lecteur perspicace s’était rendu compte…
Mais là encore l’ambiguïté est de mise, et le lecteur est – en principe – souvent amené à condamner moralement le personnage, mais doit, s’il est un juge impartial, lui laisser le bénéfice du doute : quand Tommie dit à Lamb « T’es qui ? mon père ? » (p. 66) et qu’il répond « C’est une bonne façon de voir les choses. D’ailleurs c’est comme ça que je veux que tu les voies », peut-être est-il sincère, peut-être n’y a-t-il aucun chantage affectif, aucune manipulation, aucune mauvaise intention dans cette remarque… Le lecteur condamne-t-il alors les intentions réelles – étant bien entendu qu’il s’agit ici d’un être de fiction – de cet homme, ou bien celles qu’il lui prête – celles qu’il aurait eues à sa place ? Il arrive que l’accusation soit plus perverse que l’accusé… (C’est le vieux truc dont parle autrement Giono – je crois –, et qu’on peut résumer ainsi : « Vous avez vu cette vieille dame fragile toute seule dans la rue, dit l’accusation à l’accusé, et vous lui avez volé son argent. – Je ne sais pas vous, répond l’accusé, mais quand moi je vois une vieille dame toute seule dans la rue, je ne lui vole pas son argent. ») Et il arrive que le lecteur se laisse manipuler comme les personnages dont il suit les aventures.
Quand on aura dit que Lamb abonde en de tels passages, que la plupart des dialogues sont à double sens – au moins –, on comprendra que Lamb tient ses promesses. Avec au final l’impression qu’avant d’être un délit, les journées et les nuits que Lamb et Tommie passent ensemble sont un immense gâchis. Et je serais curieux de voir ce que donne l’adaptation filmée, question ambiguïté.

Alcofribas
8
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le 8 août 2017

Critique lue 78 fois

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