Laura
6.8
Laura

livre de Eric Chauvier (2020)

« L’art du traumatisme, voilà le secret »

Les cent trente et quelque pages de Laura racontent deux ou trois heures d’une conversation sur un parking entre Laura, comme Laura Palmer, et Éric, comme Éric Chauvier, commentées par ce dernier à la lumière de ses analyses sociologiques et de ses réactions affectives. Et la distinction n’est pas si franche : « Je m’intéresse encore, essayant de surmonter le mépris de classe que m’inspire ce prénom [Typhanie, celui de la fille de Laura] – et en même temps gêné, évidemment, de ressentir ce mépris, le tout ajouté à cette image mentale sinistre et envahissante : l’embaumement du désir que je ressentais, il y a encore quelques instants, pour Laura » (p. 34).
Le « bled » sans autre nom de Laura, c’est sans doute Saint-Yrieix la Perche, qui fournissait son sujet à la Petite Ville du même auteur . Et Laura, c’est la « fille de la piscine municipale » qui se prénommait Mathilde dans l’ouvrage de 2017. Alors, « deux salles, deux ambiances » ? Non. L’ambiance est la même. Les préoccupations de l’auteur aussi, que le mouvement des gilets jaunes présent en filigrane dans Laura a seulement nourries.
Le style en est légèrement différent, car dans Laura la narration et l’analyse ne sont pas aussi structurellement imbriquées l’une dans l’autre ; en même temps, elles pouvaient difficilement l’être plus. La part de fiction semble simplement davantage exhibée dans le petit livre à couverture rouge – « une fiction, une fiction, une fiction, une fiction » (p. 91)…


Quant au genre, ou même au domaine de l’ouvrage, pénible à classer dans une bibliothèque quand on n’aime pas séparer les différents livre d’un même auteur ? Un genre d’essai autobiographique en anthropologie ? C’est aussi de la littérature, et pas seulement parce qu’il est question de littérature : « Je cherche l’amour impossible et fulgurant, celui qui saisit Baudelaire le temps qu’apparaît sa “passante”, et elle [Laura] me parle de son Samsung. Elle m’exaspère » (p. 53). Laura propose une réflexion sur la langue, par exemple sur les sens du verbe contenir dans « Lorsque Laura parle, même d’événements anodins, elle ne peut contenir les silences qui hurlent dans ses phrases » (p. 41).
Le hasard m’a fait lire la Femme abandonnée quelques jours après Laura – qui parle aussi d’une femme abandonnée. Il est amusant de noter que le récit de Balzac s’ouvre sur le tableau d’un univers provincial où, « semblables à l’eau d’une petite anse, les phrases qui représentent ces idées ont leur flux et reflux quotidien, leur remous perpétuel, exactement pareil : qui en entend aujourd’hui le vide retentissement l’entendra demain, dans un an, toujours », et que celui d’Éric Chauvier évoque une femme qui « voudrait transformer un problème de fond en opinion courante qui ferait mouche à tous les coups. Une phrase courte et moderne à la fois, un peu slogan, et drôle si possible. Une phrase qui torde le coup [sic] à la conversation et tarisse tout commentaire. Une sorte de vérité » (p. 20). Quelques pages plus loin : « Au bled, on faisait dans la conversation proverbiale dès qu’une situation de crise se profilait » (p. 82).
Il y aurait un livre à écrire sur la parole de province.

Alcofribas
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Créée

le 17 mai 2020

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