Nicolas Jounin, sociologue à qui l'on doit déjà quelques essais sur le monde du travail, s'est immiscé en tant que CDD remplaçant - et cela pendant de long mois - dans cette grande boîte qu'est La Poste, et plus précisément dans un centre de distribution du courrier. Fort de son expérience sur ce poste, et d’une enquête rigoureuse qu’il a patiemment menée dans d'autres sites et à divers niveaux hiérarchiques, l'auteur a réussi à compiler une petite mine d'information que tout le monde devrait lire, du petit facteur, à qui les supérieurs dissimulent volontairement des informations, jusqu’à l'usager qui ne comprend pas pourquoi son facteur ne sonne pas pour le recommandé, ou pourquoi celui-ci change tout le temps de tête, entre autres interrogations persistantes...
En 27 chapitres bien documentés (et agrémentés de riches notes en fin de livre, en plus d'un lexique pour les profanes), l'auteur alterne donc des chapitres sur :
► Son expérience en tant que facteur remplaçant en vélo, en détaillant une foule d'anecdotes aussi effarantes que croustillantes qu'il a rencontré sur diverses tournées (en cités, chez les classes aisés), avec sa chef tantôt dépassée tantôt Je-m'en-foutiste, ses collègues précaires et titulaires (souvent excédés et dégoutés de leur métier) et enfin avec ses clients râleurs pouvant parfois se montrer retors (il mentionne carrément un maître-chanteur !).
► La divulgation de vérités cachées grâce à des archives qu’il a pu consulter (notamment sur les évolutions néfastes de l’entreprise en terme d’organisation du travail), complétée par des rencontres secrètes qu’il a eu avec des cadres supérieurs.
► Une conversation imaginaire et piquante entre lui et un certain Frederick Winslow Taylor revenu d’entre les morts. Taylor, c’est ce petit héritier à la solde de la bourgeoisie dirigeante, qui leur a fait cadeau en son temps d’une nouvelle organisation du travail, basée sur une exploitation scientifique et méthodologique de la classe ouvrière, et qui comparait volontiers ces mêmes ouvriers à des animaux.
Au fil des pages, on en apprend plus sur ces fameuses réorganisations qui ont lieu tous les deux ans dans chaque centre courrier, et dont le but est de démonter toutes les tournées afin d’en supprimer le maximum (et par un effet pervers, de devoir rallonger les tournées restantes). On constate ainsi qu’elles sont l’œuvre d’un Organisateur et de son logiciel utilisant des algorithmes obscurs, dont les calculs de durées de chaque tâche (jusqu’à la centiminute près !) et de parcours se révèlent souvent aberrants (l’Organisateur et les cadres ignorant complètement la réalité du terrain d’une tournée car ils ne sortent jamais de leur bureau). Limiter les coûts, supprimer des emplois et refaire avec les moyens du bord déjà existants, toujours...
On apprend aussi que les facteurs, soumis à ces normes et cadences farfelues et impossibles à tenir, ne rechignent plus à faire du grand n’importe quoi sur leur tournée, comme aviser d'office des recommandés, «tuer» du courrier dont les adresses existent pourtant bel et bien histoire d’écrémer le courrier qui s'entasse depuis trois jours. Pire, faute de personnel disponible pour former les facteurs remplaçants, ces derniers n’ont souvent aucun jour de formation pour connaître la tournée, et découvre donc par eux-mêmes le terrain, tel des explorateurs urbains... Cela bien sûr quand ils arrivent à trouver un vélo qui fonctionne à peu près, ainsi qu’une batterie qui tiendra la route.
L’auteur parle aussi de ces nouveaux services, comme «Veiller sur mes parents», dont le facteur ne reçoit préalablement aucune formation spécifique pour les mener à bien, et qui lui prennent un temps fou sur sa tournée, sans pour autant y gagner le moindre centime supplémentaire sur sa fiche de paye famélique. Sur ces contrats là, c’est la Poste qui rafle tout !
Merci à Nicolas Jounin d’avoir couché sur papier toutes ces vérités que les gens ignorent, à commencer par le fait que le facteur n’est plus un fonctionnaire depuis belle lurette, mais un ouvrier qui gagne un peu plus du SMIC, et que, très vite usé par son métier, il ne pourra espérer commencer à évoluer dans sa boîte qu'en devenant inapte à la distribution... à condition bien sûr qu'une place se libère au-dessus, mais aussi qu'un type pistonné (et il y en a à la pelle !) ne lui pique pas. Élégant début de carrière.
La Poste met souvent en avant son image de marque et de confiance auprès de sa clientèle, afin de la fidéliser, la rassurer, mais quand c’est toujours un nouveau CDD - d'apparence un peu idiot - qui vient sonner à la porte du client pour lui présenter une prestation avec un discours hésitant, quel image retiendra-t-il ? La Poste veut tout faire, récupérer toutes les parts de marché (service à la personne, prospection commerciale par ses facteurs pour le compte d'entreprises), mais elle ne s'en donne pas les moyens humains et technique... Au final, c'est donc un peu elle qui passe pour une idiote, bien avant ses salariés et précaires sous-formés.
Bref, si vous voulez tout savoir sur les facteurs (ces mules mystérieuses qui en chie par tous les temps pour vous apportez vos petits colis bien souvent inutiles), de leur premier poste de "rouleur" jusqu'à l'"achat" de leur tournée, lisez-ce livre très instructif et audacieux que personne n'attendait.