Taylorisme à La Poste

Nicolas Jounin nous avait présenté de façon très accessible le métier de sociologue dans son Voyage de classe, qui illustrait les méthodes de recherche de la discipline par l’exemple concret du travail de terrain qu’il demandait à ses étudiant·e·s de l’université Paris-VIII Saint-Denis envoyé·e·s enquêter dans le 8e arrondissement de Paris.

Cette fois, le sociologue enquête sur l’organisation du travail à La Poste en s’y faisant embaucher en pleine « réorganisation », moment de grand désordre qui se produit, dans cette entreprise en voie de privatisation, tous les deux ans. L’enquête est sérieuse et rigoureuse, mais la forme est encore une fois faite pour être accessible à toutes et tous : l’auteur alterne le récit de son travail sur un mode presque anecdotique (mais en racontant les faits significatifs) avec des analyses fondées sur des sources, entretiens et documents, tout ça entrecoupé de dialogues imaginaires avec Taylor, dont le scientific management semble inspirer l’organisation du travail de La Poste.

Nous avons toutes et tous eu des expériences malheureuses avec la distribution du courrier ces dernières années et beaucoup attribuent ces problèmes à l’inefficacité du service public. Cela ne correspond pourtant pas à la réalité, le service public des PTT étant en voie de privatisation (La Poste est devenue une société anonyme en 2010) et connaissant une hausse des réclamations au fur et à mesure que les anciens « usagers » de ce service public deviennent des « clients » d’une entreprise qui s’ouvre peu à peu à la concurrence (pour l’instant, la concurrence a été ouverte aux colis mais pas encore aux lettres).

Si les clients se plaignent avec raison du service qui se dégrade au fur et à mesure de l’avancée de la privatisation de La Poste, ils ne sont généralement pas conscients des causes de ces problèmes. Nicolas Jounin raconte donc l’organisation de cette entreprise de l’intérieur et son application d’un taylorisme qui sépare de façon stricte les « organisateurs » et les exécutants, niant la capacité de penser des travailleuses et des travailleurs (que Taylor comparait à des gorilles et autres animaux, ce que ne fait pas La Poste qui reprend malgré tout la méthode taylorienne).

Le sociologue montre que la « science » derrière l’organisation de La Poste ne repose sur rien de concret ni de solide : les chronométrages de référence avaient été perdus et étaient donc invérifiables, et les temps « moyens » qu’ils appliquaient ne correspondaient pas à la réalité des tournées auxquelles ils étaient appliqués.

La conclusion permet une montée en généralité qui questionne le caractère antidémocratique du taylorisme en comparant cette organisation verticale du travail à la revendication née pendant la Révolution française de mettre fin au privilège de la fixation des poids et mesures : le système métrique a été une grande entreprise de rationalisation démocratique des poids et mesures mais le taylorisme est, pour Nicolas Jounin, un retour à l’arbitraire de mesures qui échappent à celles et ceux qui les subissent.

Le caché de La Poste est donc à la fois un livre très accessible et une invitation à un débat plus large pour une démocratisation de l’organisation du travail. Il permettra à chacun·e de mieux cibler ses mécontentements face à la dégradation du service postal, en faisant prendre conscience que le problème ne vient pas des facteurs et factrices, qui sont victimes de cette dés-organisation autant que les usagers, mais de l’application d’un management dont le caractère affiché de scientificité dissuade la remise en cause par les personnes qui, sur le terrain, voient bien l’absurdité de son détachement à la réalité concrète.

Critique tirée de mon site : https://pourlasociale.wordpress.com/2021/11/29/le-cache-de-la-poste-nicolas-jounin/