Une réécriture du mythe de facture très classique

On ne peut pas dire que je sois un parfait béotien en matière de mythes grecs, pourtant Orphée est un personnage qui m'est assez peu familier. Jusqu'à présent il ne m'avait jamais vraiment intéressé, si bien que j'avais une seule image de lui, celle que tout le monde a, me semble-t-il : un jeune homme qui, armé de sa lyre, va chercher sa bien-aimée aux Enfers et se retourne sur le chemin pour la perdre de manière définitive... Mais Orphée tel que nous le présente Robert Silverberg n'est pas uniquement un musicien au talent exceptionnel. Par son art, il concourt à l'harmonie de la Création tout entière ; c'est cette fonction d'ordre cosmique, encore plus que son ascendance (fils d'un roi mortel, il est petit-fils de Zeus par sa mère) qui fait de lui une divinité. Pour le reste, résumer une novella d'une centaine de pages serait peu pertinent. Signalons juste que le lecteur y trouvera, bien sûr, le récit de la descente aux Enfers à la recherche d'Eurydice, mais pas seulement : par la suite, Orphée voyage en Égypte où il sert le Pharaon, règne sur la Thrace, part en quête de la Toison d'or sous les ordres de Jason, ou encore navigue aux côtés d'Ulysse. Une vie bien remplie, en somme !


Il ne faut pas s'attendre à une réinterprétation moderne du mythe, qui s'en servirait comme d'un prétexte pour aborder tel ou tel sujet à la mode. Au contraire, sur le fond comme sur la forme, l'ensemble est de facture très classique. Une réécriture de mythe antique, une narration à la première personne du singulier : quand on a lu l'excellent "Gilgamesh, roi d'Ourouk", la comparaison est inévitable, même si elle est injuste pour "Le Dernier chant d'Orphée" qui en une centaine de pages ne peut espérer atteindre le même niveau de développement et de profondeur qu'une œuvre quatre fois plus longue. En outre, l'auteur ne s'embarrasse pas de mise en scène sophistiquée : Orphée nous relate les faits marquants de son existence sur le mode "je vis ceci, je fis cela, nous avons rencontré un danger dont nous nous sommes sortis de cette façon"... En termes de technique littéraire, nous avons donc un récit usant du "tell" et délaissant le "show". Par conséquent, notamment dans sa partie consacrée à l'expédition des Argonautes qui occupe environ la moitié du récit, j'ai presque eu l'impression de lire un synopsis, et songé à ce qu'aurait pu être un grand roman d'aventures mythologiques qui donnerait vie aux personnages et aux événements ici esquissés... un roman qui aurait l'envergure du "Seigneur des Ténèbres" publié dans les années 80. S'agissait-il du projet initial de Silverberg, qui aurait voulu nous raconter une telle histoire mais qui, n'ayant plus son énergie d'autrefois (il a soixante-quinze ans au moment d'écrire "Le Dernier chant d'Orphée") se serait contenté d'une novella là où l'ampleur des événements appelait une vaste saga ? Ceci est particulièrement visible dans le récit d'une des dernières aventures d'Orphée : celui-ci part en expédition aux côtés d'Ulysse, les deux héros dépassent les Colonnes d'Hercule, naviguent sur l'océan et, comme une préfiguration de l'extraordinaire périple de Pythéas, se hasardent sur des terres lointaines qui semblent être la Scandinavie, ou l'Islande, le Groenland peut-être... Alléchant, non ? Sauf que ce voyage sera expédié en deux ou trois pages. C'est assez frustrant.


La lecture du "Dernier chant d'Orphée" ne suffira pas à en faire l'un de mes héros mythologiques préférés, mais je suis tout de même content de m'être rafraîchi la mémoire sur certains événements que j'avais plus ou moins oubliés, et d'en avoir découvert d'autres qui demandent désormais à être approfondis. Ce n'est sans doute pas un texte voué à marquer les esprits, il n'est pas entièrement satisfaisant en tant que tel, mais il a au moins l'immense mérite de stimuler l'imagination. On notera enfin un bonus toujours appréciable : cette édition est complétée par une longue interview de l'auteur qui semble dater d'une quinzaine d'années, c'est-à-dire avant la première parution du "Dernier chant d'Orphée" en 2010. Celle-ci revient entre autres sur sa carrière, ses thèmes de prédilection, son rapport au succès et à l'argent, etc. De toute évidence Robert Silverberg ignore la langue de bois, et il est amusant de le voir donner presque systématiquement une réponse à l'opposé de ce que l'interviewer a l'air d'attendre !

Oliboile
6
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le 18 mai 2019

Critique lue 105 fois

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