Aujourd’hui transformés en musée, les services d'immigration d’Ellis Island ont fonctionné de 1892 jusqu'en novembre 1954. Ils ont vu passer, "trié" et ainsi décidé du sort de plus de 12 millions de candidats à l’immigration.

Le 3 novembre 1954, neuf jours avant la fermeture définitive du centre d’Ellis Island, le directeur du centre, dernier maître à bord de l’île et qui a passé quarante-cinq années ici, commence l’écriture d’un journal, mû par une inexplicable nécessité.

«Neuf jours et neuf nuits avant d’être rendu à la terre ferme du continent, à la vie des hommes. Autant dire au néant, en ce qui me concerne. Que sais-je aujourd’hui de la vie des hommes ? La mienne est déjà suffisamment obscure à mes yeux, comme un livre que l’on croit familier et que l’on découvre un jour écrit dans une langue étrangère. Il me reste cette surprenante urgence à écrire, je ne sais pour qui, assis à ce bureau devenu inutile, entre les dossiers cartonnés, les crayons, les règles et les tampons, ce qu’a été mon histoire.»

Remontant le cours de sa vie, cet homme solitaire livre ici son histoire intime, sur cet îlot où l’on voit se dérouler en arrière-plan toute l’Histoire du vingtième siècle, et son naufrage autour des souvenirs intacts de deux femmes, Liz son épouse et Nella, candidate à l’immigration originaire d’une Sardaigne rurale et archaïque, et dont le souvenir n’a jamais cessé de le hanter.

«Depuis Ellis, j’ai regardé vivre l’Amérique. La ville, si près, si loin. L’île avait fini par en constituer pour moi le poste avancé, la tour de guet, le rempart contre des invasions dont j’étais la sentinelle.
Ensuite, l’activité du centre n’a cessé de décroître. Je suis aujourd’hui le capitaine d’un vaisseau fantôme, livré à ses propres ombres. Celle de Nella, arrivée sur ce maudit «Cincinnati» le 23 avril 1923, demande aujourd’hui justice.»

Paru en septembre 2014 aux éditions Noir sur Blanc, dans la collection Notabilia, ce quatrième roman de Gaëlle Josse est l’histoire profondément émouvante d’un homme emmuré dans un lieu et dans le souvenir douloureux de ses transgressions, pris dans cette collision tragique entre les règles administratives rigides de l’immigration américaine et l’espoir et l’angoisse des hommes débarquant sur les côtes américaines.

«Aujourd'hui, je ne commande plus qu'à des murs. L'herbe et les plantes transportées par le vent ou les oiseaux poussent librement. Il s'en faut peu pour que ce soit ici un grand parc, un parc en friche posé au ras de l'eau, surveillé au loin par une Liberté triomphale chevillée ferme à son rocher. J'ai parfois l'impression que l'univers entier s'est rétréci pour moi au périmètre de cette île. L'île de l'espoir et des larmes. Le lieu du miracle, broyeur et régénérateur à la fois, qui transformait le paysan irlandais, le berger calabrais, l'ouvrier allemand, le rabbin polonais ou l'employé hongrois en citoyen américain après l'avoir dépouillé de sa nationalité. Il me semble qu'ils sont tous encore là, comme une foule de fantômes flottant autour de moi.»
MarianneL
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le 21 sept. 2014

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