Ellis Island, le centre de tri humain
Pour parler d'un lieu, si chargé d'histoire, un témoin si monstrueux et si révélateur de l'espoir et de la souffrance humaine, la description, l'inventaire, la sociologie du site sont en deçà de sa représentation, de sa richesse plurielle, de sa transmission. C'est souvent la littérature qui nous donne à voir, à comprendre, à ressentir. Une écrivaine, Gaëlle Josse, avec son nouveau livre Le dernier gardien d'Ellis Island, évoque avec force, maîtrise, invention un de ces lieux. Et on est bouleversé par son récit.
On sait que du 1er janvier 1892 au 12 novembre 1954, dans Ellis Island, île située dans l'embouchure du fleuve Hudson à New York, un km à peine de la statue de la Liberté, l'entrée des immigrants aux États Unis se déroulait là, où étaient installés les services officiels.
Et le «3 novembre de 1954, à 10 heures du matin», le directeur John Mitchell, «dernier gardien et dernier prisonnier», seul dans ce bâtiment démesuré, décide d'écrire l'histoire des dernières années, son histoire de fonctionnaire ayant consacré sa vie professionnelle, disons sa vie tout court à la mission qu'il s'est donné d'un «très zélé chasseur de rouges». Il ne lui restent que neuf jours, et neuf nuits. En effet le 12 novembre tôt le matin, les hommes du Bureau fédéral de l'immigration viendront commencer le «déménagement de centaines de kilos de dossiers, de meubles... jusqu'à que tout soit vide et en ordre'.
Il y avait urgence de le faire sur le site, d'écrire cette mémoire si présente, si prête à sortir, des phrases finies, bien ciselées, des séquences de la vie à Ellis Island précises, sans ratures à inscrire sur les feuilles blanches. Et c'est par son récit qu'une si énorme institution, une si longue chronologie va nous permettre de vivre de l'intérieur le quotidien, mais aussi le drame de ces vies, celles de ceux qui apeurés franchissent le seuil du ponton, celle aussi de celui qui, en uniforme, orchestre la machine, vit sur place, se marie sur place et, pourrait-on dire n'a qu'à mourir sur place.
C'est par son regard, son filtre à lui, tantôt définitif dans son jugement, tantôt curieux sincèrement de l'Autre, parfois dans le doute de la décision à prendre, culpabilisé par ses rares -mais graves- dérives, consommé par la reconnaissance de son ignorance, fier et affirmatif par le devoir accompli qui le remet en question. Mais c'est bien la première fois qu'il dit tout, sans corrections, comme ça vient, comme sa vérité intérieur s'impose à lui.
Entre la première page de son journal et la dernière, celle du «11 novembre, 4 heures, cet après-midi», le Directeur, signor Mitchell, lui disait un de ses derniers résidents le charpentier napolitain Lazzarini, nous racontera entre-mêlé avec sa vie personnelle sans fantaisie, sa rigueur professionnelle et son approche progressive de ces populations. Ces gens qu'il croisait, qu'il contrôlait et dont il avait la maîtrise «J'ai parfois l'impression que l'univers entier s'est rétréci pour moi au périmètre de cette île. L'île de l'espoir et des larmes. Le lieu du miracle, broyeur et régénérateur à la fois, qui transformait le paysan irlandais, le berger calabrais, l'ouvrier allemand, le rabbin polonais ou l'employé hongrois en citoyen américain après l'avoir dépouillé de sa nationalité».
Nous ferons connaissance avec Liz, infirmière, sœur de son seul ami, qu'il épouse et qui viendra travailler au Centre. Son décès prématuré, le plonge et l'enferme encore plus dans la mission qu'il s'est donnée, refusant toute autre promotion pour travailler dans les bureaux fédéraux.
C'est ainsi qu'il découvrira Nella et son frère Paolo, et qu'il suivra la douloureuse séparation imposée par les services chargés de sélectionner les "bons" à prendre et les "mauvais" à jeter. C'est autour de cette relation violente et abusive, du récit des dons de Nella et du coup de foudre impossible et mortifère du Chef, que le roman de Gaëlle Josse nous prend comme si nous aussi, par la force de ses mots, de sa construction suivions pas à pas la passion, les sentiments, les remords du directeur Mitchell, la soumission et la révolte de Nella.
Nous y sommes dans ce Centre vide, nu, ouvert aux courants d'air, où des personnages, comme des fantômes, laissent glisser quelque chose qui ressemble à des vies volées, des souffrances consenties, des douleurs de désespoir.
Que sont-ils devenus, on n'en sait rien, sauf pour Paolo et le dissident hongrois Giorgy Kovacs. Ce dernier, avec sa femme, est refoulé de l'Amérique. Il est accueilli au Brésil et son livre Fragments d'exil, sera plus tard traduit en anglais et bénéficiera d'un long et élogieux article dans le New York Times, «cet immense écrivain que notre pays n'a pas su accueillir».
Nous saurons cependant, en terminant le livre de Gaëlle Josse, que nous sommes un peu plus instruits sur ce que veut dire espoir, rejet, exil, et sur l'origine qui motive le comportement et les attitudes des équipes qui encadrent ces lieux d'accueil ou plus exactement ces lieux de "tri humain".
C'est en visitant le Centre d'Ellis Island que l'inspiration de ce livre est venue à l'auteure, mixte de beaucoup de travail de documentation mais surtout d'une féconde imagination qui nous rend proches de ces personnages que nous n'aurions jamais croisé ou, plus exactement, avec qui nous ne nous serions jamais attardés.
Ce roman, riche d'une belle écriture, devient ainsi un roman-nécessaire, à l'heure où à notre porte l'odyssée de ces femmes et de ces hommes est autant niée et rejetée.