Qu'est-ce qui m'a fait aimer ce texte ? Son onirisme, son lyrisme, son idéalisme. C'est l'histoire d'un groupe de gamins pris dans la nasse de la guerre civile et qui la vivent de façon différente et complémentaire, l'un écoutant son désespoir et s'enrôlant dans la guérilla, un autre guidé par son charisme à la tête des vendeurs ambulants du marché, un autre tombant amoureux de deux soeurs tout droit sorties des Mille et une nuits.
C'est d'abord l'histoire d'un homme qui vient de passer vingt-et-un ans en prison et qui, à l'heure de sa libération, tente de retrouver la trace de son fils. C'est comme ça qu'il en vient à nous raconter l'histoire de tous ces gamins, jusqu'à esquisser le portrait de la jeunesse kurde de cette époque, je dis "kurde" et ça sonne un peu faux car il y a une dimension de conte, un penchant à l'onirisme, une grande glissade vers l'universel qui dynamise le récit. Ça me semble surtout traiter de la figure de l'enfant perdu, tous les potentiels visages de l'enfant perdu qui sont dessinés/écrits au fil du texte. En ça, ça m'a fait un peu penser au texte de Jorge Amado Capitaines des sables. Tous ces portraits finissent par en créer un seul, un grand visage riche et contradictoire.
Texte aussi original dans la mesure où il se construit peu à peu comme le récit initiatique d'un homme mûr ; beaucoup de phrases pourraient être reprises en adages, en sentences, et témoignent d'une énorme réflexion sur l'existence - à relever aussi, de très beaux passages sur l'initiation au désert.
Stylistiquement Bakhtiar Ali développe une rhétorique assez lancinante et incantatoire qui me fait penser à une des facettes du style de Kateb Yacine. Celui de Bakthiar Ali est moins épique, convoque moins la légende, il est plus "résilient" si je peux m'exprimer ainsi... A vrai dire c'est un livre de la résilience.
En fin de compte, c'est une lecture dont je ressors vraiment... satisfait, une immersion intrigante, je ne crois pas avoir jamais lu un truc de ce genre. Ça ne veut pas dire que c'est un ovni, que le lecteur se voit invité à des agapes littéraires, à un feu d'artifice, ça n'a rien de joycien ni de rabelaisien, on n'est pas non plus foudroyé comme à la lecture d'une phrase d'Artaud ou de Beckett, ou épuisé de raffinement comme chez Michon ; même dans sa structure, c'est dense et pas linéaire, mais bien moins difficile à suivre que les morceaux de bravoure que sont Absalon, Absalon ! ou Nedjma. Bref, j'ai l'impression que c'est "discrètement différent" de tout ce que j'ai lu jusqu'ici, et c'est ça qui me laisse d'autant plus... intrigué.
En résumé, on parle de guerre civile, de gamins paumés, d'espoirs, de désespoirs, de rêves, tout ça baigné dans une ambiance assez mélancolique (en prenant en compte ce "mélan-" qui veut dire "noir"), un joueur de ney et de kamancheh pourrait prendre en main la bande-son du livre. On observe un pays entier, des années entières d'un pays entier, par le petit bout de lorgnette qu'est le coeur de trois gamins, et lentement mais surement ça prend une de ces ampleurs, jusqu'à être un bouquin qui prend une portée universelle, initiatique.