« Le huitième soir », un livre d’une lucidité à gifler les bonnes consciences légitimant les guerres absurdes, les guerres d’intérêts et de négation de ce que peut être l’Homme. Là où certains oublient que notre vieille Europe a autant pillé qu’apporté aux colonies, Arnaud De La Grange refuse les faux portraits. Être Français et combattre en Indochine ne relève ni d’un égarement, ni d’une déviance morbide, encore moins d’un héroïsme qui serait déplacé.
A l’entame du récit, le narrateur, jeune officier parachutiste écrit sur des feuillets boueux. Au fond du trou, sous une voûte de mitrailles, il n’a plus que le temps d’être vrai. S’il se fout de la France, dira-t-il, c’est parce que la France se fout d’eux. Lâchés par leur patrie, ils sont renvoyés à eux-mêmes au cœur de l’enfer ‘en plein accord unilatéral’ avec le haut commandement… Admirez la pirouette des chefs qui juxtaposent un plein accord à l’unilatéral ! Dans de telles conditions, les hommes de la troupe n’ont plus que leur honneur à préserver. Frères dans le sang, leurs seules richesses sont la solidarité et le respect mutuel qu’ils partagent entre compagnons.
Le décor de ce roman est le choc infernal de la bataille de Diem Bien Phu alors que l’Indochine échappe au contrôle français qui n’en accepte pas l’idée. Mais, il ne faut pas s’y tromper, le lieu, le temps et les protagonistes ont finalement peu d’importance. Avec ce livre, Arnaud De La Grange dresse une évocation apocalyptique de l’absurdité de tous les combats, coloniaux ou pas, qui ne trouvent leur un sens profond, digne de l’Homme, que dans l’abnégation, la solidarité et le jusqu’au boutisme des petits, des sans grades oubliés, des méprisés tenus pour jetons de négociation par les politiques, les diplomates de salon et les rangées de médailles des QG militaires éloignés du terrain. Tous, beaux parleurs mais personnages sans consistance, tous avides de pouvoir mais démunis de tout courage.
L’auteur montre, démontre devrais-je dire, la fracture qui existe entre ceux qui engagent les hostilités et ceux qui s’engagent au combat. Entre ceux qui, du haut de leur France saturée de certitudes jugent les autres orgueilleux, égarés, fous ou étranges, voire étrangers ! Et Dieu sait que ‘Il y a beaucoup d’endroits au monde où on n’aime pas les étrangers !’ dira le narrateur. Ce sont pourtant ces morts en sursis qui seuls sont des hommes. Leurs juges n’en sont que des copies.
A suivre ce ‘ gigantesque labour qui disperse la terre et les êtres’, on peut comprendre que l’envie d’anéantir ceux d’en face puisse coexister avec le respect mutuel qui peut naître entre combattants, engagés dans une même lutte, partageant, quelque que soit leur bord, la folle envie d’être survivant au petit matin qui se fait attendre. J’ai reçu la dernière phrase du roman comme une parfaite illustration de l’ouverture à la réalité et à l’acceptation de la partition qui place la ligne de démarcation entre les combattants, tous du même sang quel que soit le camp et les décideurs, eux toujours loin de ces tranchées.
Avec une maîtrise extraordinaire de la description et une richesse de vocabulaire qui cependant reste à la portée de tous les lecteurs, Arnaud De La Grange donne vie à ces âpres combats, aux éclatements de terre, de boue, aux faux-bonds de la logistique de couverture, au manque total de moyens médicaux, aux dislocations des corps, aux arrachements de la vie et à l’épuisements extrême des soldats au feu. Il ouvre aussi au questionnement existentiel de ces braves, à leurs silences qui en disent long sur leur préscience de l’à-venir et même sur la légitimité de la révolte et de la violence de ceux d’en face.
Le lecteur ne sort pas indemne d’une telle confrontation à la réalité de l’atroce. Il ne peut se retrancher derrière le polissage des récits édulcorés proposés dans nos livres d’histoire. Il doit se prendre de face les claques des mauvaises raisons de ces conflits, les trahisons des gens de pouvoir, les silences radio, les ‘débrouille-toi’, les ‘à toi de voir ce que tu peux faire’ ou les ‘tiens encore un peu, le temps qu’on négocie un retrait honorable … pour nos états-majors ‘.
Mais au cœur de toutes ces atrocités et coups bas flanqués aux hommes du terrain, l’auteur, Arnaud De La Grange, s’offre l’audace de semer une vision du monde riche de sens, nourrie de nobles ressentis et nimbée d’une poésie qui pousse l’Homme à rester humain et confiant. Au cœur de l’atroce, le narrateur s’ouvre encore à la vie en évoquant le parcours qu’il s’est imposé pour retrouver l’usage de son corps après un accident de moto. Il puise ses forces dans sa volonté de retrouver le lien l’unissant à sa mère et la vision du combat de celle-ci contre le cancer, la mise en évidence des liens qui unissent le narrateur à son ami André, à Pauline qui est métisse de sang mais bien plus encore de culture et de rêves. Et même si cette Pauline estimera ne jamais pouvoir être perçue comme étant du bon côté, elle le suppliera de l’aimer, de la faire vivre… Tous ces liens humains ne suffisent pas à sortir le combattant de l’impasse du conflit mais elle redonne au Monde et aux hommes une couleur, un souffle qui aident à se tenir debout !
Il reste que demain sera encore, certes… mais à quel prix ? A nous d’en prendre conscience !
J’ai beaucoup aimé ce livre au regard décalé, cette liberté et cette force de ton choisie par l’auteur. Assurément, Arnaud De La Grange, un auteur à suivre !
Un peu plus? Suivez-moi sur Je me livre