Le roman de Jean-François Beauchemin donne l’impression qu’il faut y avancer voûté, courbé, à la fois sous les frondaisons qui constituent le décor de l’immense majorité des chapitres et sous le poids d’une langue si archaïsante que je connais des types qui la classeraient comme postmoderne : autant un passage comme « Je songeais à l’étrangeté que voici : souventes fois, nous nous concevons reclus en nous-mêmes comme en accoutre étanche. Puis, un jour, le commerce aimable des autres nous pénètre et abolit cette solitude de captif. » (p. 41 de la collection « Libretto ») peut faire penser à du Montaigne, ou en tout cas à un texte du XVIe siècle, autant il y a quelque chose d'inédit dans « Hormis le regard de poisson rôti, le pendu adoptait en presque tous points les traits que je chérissais tant chez mon macchabée favori. » (p. 92).
Qui raconte ? « Le fils Courge », narrateur orphelin de mère dès sa naissance, « aussi analphabique qu’un putois » (p. 38) au moment des faits, « ressemblant, ces soirs-là, au hibou en sa nuit noire, préférant le silence des ombres au bruit âpre des maigres paroles » (p. 23), qui apprend son nom fortuitement, « ne fut[t] jamais instruit de [s]on prénom » (p. 107) et voit des gens qui sont morts.
À qui ? « Monsieur le juge, et vous aussi, Bourgeois et Créatures [c’est-à-dire Messieurs et Mesdames] membres du jury de ce tribuneau » (p. 38), tout le roman se présentant comme une déposition.
Quand et où ? Devant un « tribuneau », donc, mais on ne saura rien du cadre spatio-temporel précis des mésaventures du narrateur. Ça pourrait être n’importe où et n’importe quand.
Et quoi ? Finalement… il ne se passe pas grand-chose ! Beaucoup d’insistance sur le mode de vie du père et du fils, « esclavé à père comme la fleur à la pluie » (p. 45) : une vie d’ermites taiseux, rythmée par les saisons, les punitions qui le laissent presque mort, les cérémonies cruelles et les hallucinations. Car si le fils voit les « trépassés » autant que les « vifs », le père est régulièrement en proie à des crises de démence, « ses gens » apparaissant dans son « casque »…
Puis un accroc dans cette existence forestière : un événement force le fils Courge à se rendre en ville. Il y rencontre une jeune fille au « nom aussi délicieux que soupiasse de poisson-chat : Manon, Manon, Manon » (p. 45), qui lui apprend « le chatouillis du chérissement et, aussi, comme ligoté à cela, le sens de ces mots nouveaux pour [lui] : débarbouiller et miroir » (p. 42).
Par la suite – et c’est peut-être pour cela que le cœur du roman paraît quelquefois long –, le narrateur ne fera que revenir, « Monsieur le juge, sur cette matière-là, bâtisseuse de tout l’édifice du malheur qui m’a mené ci-devant vous. » (p. 45).
Et c’est peut-être ce qui empêche le Jour des corneilles d’être un grand roman : son caractère extrêmement démonstratif. Oui, le manque d’amour peut mener à la folie ; oui, la littérature y remédie parfois ; oui, un deuil mal fait peut vous pousser à faire n’importe quoi. Est-ce une raison pour y revenir si souvent ? « Sans doute, Monsieur le juge, fut-ce là la première curiosité que je conçus non seulement pour amour, mais également pour vocabulaire. » (p. 42) : n’aurait-on pas pu faire plus léger, comme éloge de la littérature ?
Il est regrettable de trouver, dans les dernières pages d’un texte qui propose un tel travail sur le langage, des lignes comme : « Ah ! si j’avais conçu plus tôt que les mots sont comme clés de glotte, et que par eux se défont les obscurités du secret ! » (p. 143) ou « si père n’usait que peu des paroles, sa conduite en revanche criaillait » (p. 140) : si je veux lire que la parole libère et que nos actes traduisent les mots que nous taisons, je file tout aussi bien au bureau de tabac, rayon des magazines féminins, pages « Psycho » !