Pas évident de noter ce livre. J'ai beaucoup hésité entre 7 et 8. Commençons par ce qui m'a gêné.
D'abord le titre peut induire en erreur. Ce n'est pas exactement une présentation générale du libéralisme. Il s'agirait plutôt d'un ensemble de réflexions personnelles sur les libertés et sur les droits de l'homme. Un titre plus exact eut été : "Réflexions sur le libéralisme" ou même "Réflexions sur les droits de l'homme". Précisons d'emblée que Faguet est clairement favorable au libéralisme, tout en étant plus mitigé sur la notion de droits de l'homme, on y reviendra. En tout cas, lorsqu'on attend d'un livre quelque chose et qu'on y trouve autre chose, cela peut être décevant. Il faut donc savoir à quoi s'attendre.
Il ne s'agit donc pas d'un livre qui apporte beaucoup à la théorie libérale, mais bien plutôt de l'ouvrage d'un épigone. Faguet dit souvent des choses qui ont déjà été dites — parfois de façon plus pénétrante — avant lui, et il le sait. Du coup, on peut se demander pourquoi on lirait Faguet et pas directement les auteurs libéraux qui l'ont inspirés, dont le principal semble être Benjamin Constant, et peut-être également Herbert Spencer. Il faut reconnaître qu'un lecteur familier du libéralisme n'y apprendra pas énormément de choses sur le plan théorique, tandis que pour un néophyte, il n'est pas dit que ce soit le livre ultime pour découvrir cette pensée. Surtout que l'auteur ne donne pas l'impression d'avoir une connaissance très approfondie des auteurs libéraux du XVIIIe et du XIXe en dehors de Constant et Spencer.
L'un des points essentiel du livre, sur lequel Faguet se fourvoie, c'est sa compréhension du droit. Il en a une compréhension rudimentaire. Apparemment, d'après lui, un droit est simplement une créance sur autrui. Ce qui le conduit à croire que le droit n'existe et ne devrait exister que lorsqu'il y a un contrat, et à rejeter les droits de l'homme dans leur principe.
Or sa prémisse est fausse. Un droit n'est pas une créance sur autrui, mais un principe moral définissant et sanctionnant une liberté d'action des êtres humains dans un contexte social. C'est l'identification d'une vérité sur la façon dont les êtres humains peuvent vivre de manière optimale dans un contexte social. Le droit détermine ce que l'on peut faire ou ne pas faire sans la permission d'autrui.
C'est ainsi que le terme est entendu dans la Déclaration d'indépendance américaine ou dans les Déclarations des droits de l'homme. Si Faguet avait bien compris le droit en ce sens, il me semble, d'après ce que j'ai lu, qu'il n'aurait nullement rejeté les droits de l'homme dans leur principe. Et sa position aurait été plus cohérente, car son propos dans le livre est de dire que s'il n'adhère pas aux droits de l'homme dans leur principe, il les défends quand même en pratique. Mais pas au nom du droit. Enfin de la compréhension qu'il a du droit.
Faguet dit que les droits de l'homme ont été la porte ouverte aux "droits à" tout et n'importe quoi. Michel Villey dira la même chose plus tard. Certes, dès lors qu'on comprend le droit comme une créance sur autrui, c'est la porte ouverte à toutes les créances. Mais corrigez l'erreur d'interprétation initiale, vous supprimez du même coup le problème.
Certains libéraux choqués de sa position sur le droit sont allé jusqu'à dénier à Faguet d'être libéral. Ce sont pourtant les mêmes qui tiennent Ludwig von Mises en admiration, alors que lui non plus, en tant qu'utilitariste, ne croyait pas le moins du monde au principe des droits de l'homme.
De même, faire le reproche à Faguet d'être, comme je l'ai lu de la part de libertariens anarcho-capitalistes, un libéral timoré, est aussi parfaitement injuste. Faguet est aussi radicalement libéral qu'on peut l'être en 1903, c'est-à-dire qu'il est ce qu'on appellerait aujourd'hui un minarchiste. Il le dit clairement et explicitement à moult reprises : d'après lui, les seules fonctions qui incombent à l'État sont la police, la défense et la justice, rien de plus. Que l'on juge l'argumentation par laquelle il aboutit à cette position comme étant inconsistante, contradictoire ou légère est autre chose. Mais à cette époque, à part Gustave de Molinari, et encore, il n'y a pas de libéraux plus intransigeants que cela.
On lui a en outre reproché de dire que dans la sphère qu'il attribue à l'État (défense intérieure et extérieure), celui-ci devrait avoir tout pouvoir sur l'individu. Pire : il dit que l'État peut être despotique en cette matière ! Là encore, c'est une discussion, mais rien ne dit qu'à l'époque, cette opinion eut été désavoué par les autres libéraux. D'ailleurs, Faguet ne fait ici que reprendre la maxime de Benjamin Constant qu'il cite à plusieurs reprises :
Le gouvernement en dehors de sa sphère ne doit avoir aucun pouvoir ; dans sa sphère, il ne saurait en avoir trop.
Tout dépend ensuite comment l'on comprend cela. Il y a certes matière à équivoque, mais il me semble qu'on peut tout à fait l'entendre dans le sens : Il faut que l'État ait la meilleure capacité possible de remplir son rôle ; c.-a.-d. de défendre la liberté individuelle. Bien sûr la question : "Peut-on altérer une liberté pour protéger une autre liberté ?" reste posée. Faguet répond par l'affirmative. Je dis que c'est un débat. Intéressant d'ailleurs. Le principe est malheureusement un peu vague, et il faudrait voir ce que cela signifie sur des cas concrets. Faguet en donne : Il estime par exemple que l'État peut légitimement censurer un organe de presse qui diffuserait des renseignements d'ordre militaire par exemple, même en temps de paix, car cela pourrait mettre en danger la défense du pays. Il estime également que le service militaire obligatoire — de trois ans à l'époque — est nécessaire pour garantir la défense. Ces points sont à l'évidence discutables dans l'absolu, et on pourrait rétorquer à Faguet qu'il faudrait tenir compte de la situation pour voir si cela est justifié ou non. Bien sûr, s'il était absolument certain que la libre diffusion d'informations militaires ou l'absence de service militaire portait inévitablement atteinte à la sécurité — donc à la liberté — des personnes, Faguet aurait sans doute raison, et on ne pourrait le contredire sans sacrifier la fin (protection de la liberté individuelle) au profit du moyen (qui est aussi la protection de la liberté individuelle mais à un autre niveau). Seulement, nous sommes bien loin d'avoir une telle certitude. Et des violations gratuites de la liberté seraient injustifiables.
Quoi qu'il en soit, ce serait lui faire un bien mauvais procès que de l'accuser d'antilibéralisme, même s'il est vrai que l'interprétation de ses propos est potentiellement dangereuse.
Autre point qui pose problème dans son livre : ses équivoques sur l'égalité. Même s'il soutient en pratique l'égalité en droit, il lui dénie le mot d'égalité. Pour lui, le concept d'égalité est à rejeter totalement. Ceci pour plusieurs raisons : d'abord parce que l'égalité ne correspond à rien dans la réalité, et ensuite parce que le concept d'égalité, même dite "en droit" est pour lui la porte ouverte à l'égalité "de fait" à la Babeuf et par suite, des socialistes. Ce en quoi il a tort. Et ses arguments sont bien légers. L'égalité est un concept vieux comme le monde qui, en politique, a d'abord été compris comme l'égalité en droit, principe fondamental de la Justice, depuis l'isonomie athénienne jusqu'à la Révolution française. Elle a été expliquée et justifiée en théorie par les philosophes les plus illustres, et quand on s'attaque à une idée défendue depuis des siècles par les penseurs les plus illustres, il vaudrait mieux avoir une maîtrise parfaite du sujet et une argumentation solide, ce qui manque cruellement à Faguet sur ce point.
Je crois avoir fait le tour des principales réserves que j'ai à l'égard du livre. Ceci étant dit, nous pouvons maintenant parler des qualités de cet ouvrage.
Malgré tout, ce livre contient une foule de réflexions intéressantes sur les nombreux et divers points qu'il aborde. Je souhaite souligner ce point sans trop en dire, chacun sera juge. Les points de désaccords que j'ai évoqué concernent au maximum 20% du livre, mais les 80% restants sont très intéressants. Donc une bonne nourriture pour l'esprit, pourquoi s'en priver ? D'autant plus qu'il est bien écrit. Faguet était académicien, il a du style, il est agréable et facile à lire. Il a très souvent le sens de la formule. Il est perspicace et bon nombre de ses réflexions sont d'une étonnante actualité.
Ce qui le rend la lecture aussi appréciable, c'est que l'on sent que l'auteur essaye de penser par lui-même et de se faire ses propres réflexions. Certes, dans certains cas il réinvente un peu la roue, c'est le revers de la chose, mais il y a clairement un souffle individualiste dans son livre, une indépendance d'esprit qui en ressort. D'ailleurs, il parle souvent à la première personne, ce qui n'est pas courant dans ce type d'essai.
On a donc rien à perdre à le lire, d'autant qu'il n'est pas très long. Il ne faut simplement pas s'attendre à un traité définitif de philosophie politique exposant les principes les plus fondamentaux de la doctrine libérale (comme son titre pourrait l'induire, et je pense qu'il l'a choisi pour indiquer tout bêtement quel était ici le thème de ses réflexions). D'autres se sont adonnés à cet exercice et je ne pense pas que c'était l'ambition de l'auteur. Il peut même être une bonne introduction à la pensée libérale, à condition de garder à l'esprit que ce n'est pas l'ouvrage le plus complet, le plus profond et le plus représentatif (notamment sur la question du droit) sur le sujet.
Sinon on peut privilégier d'autres livres, comme par exemple :
- Le deuxième Traité de gouvernement civil de John Locke
- Essai sur les limites de l'action de l'État de Wilhelm von Humboldt
- Principes de politique de Benjamin Constant
- La statique sociale de Herbert Spencer
- Le Libéralisme de Ludwig von Mises
Pour l'anecdote, j'ai été frappé de voir que le livre de Mises avait quelques similitudes sur certains points avec le livre de Faguet écrit vingt ans avant. Au point qu'il n'est pas impossible que Mises ait lu Faguet, bien que je n'ai aucune preuve.
Le titre déjà. Ensuite, tous les deux rejettent le droit naturel. (Là c'est plus l'influence de l'utilitarisme sur Mises mais c'est tout de même un point commun.) Tous les deux insistent sur le fait que le libéralisme est le contraire d'une doctrine de parti, ne cherche pas à défendre les intérêts d'une faction ou d'une portion de la population en particulier. Tous les deux pensent qu'un État n'est libéral que parce que la pression de l'opinion l'y pousse, et non par conviction.
Jugez plutôt ces deux extraits :
Il n’y a pas de gouvernement libéral. On s’y trompe quelquefois ; car on voit des gouvernements très suffisamment respectueux, non pas des droits de l’homme, qui n’existent pas, mais des « droits acquis », qui appartiennent, par prescription ou par charte, aux citoyens, aux associations, aux villes ou aux provinces. Mais c’est une erreur. Dans ces cas, ce n’est pas que le gouvernement soit libéral, c’est que les citoyens ne lui permettent pas d’être autoritaire. Le gouvernement tourne alors à sa gloire ce qui n’est que son impuissance, et de nécessité fait vertu. Mais par lui même (et comment pourrait-il en être autrement ?) il est oppresseur autant qu’il peut l’être. Le gouvernement des Etats-Unis lui-même est autoritaire ; seulement il se résigne à ne pas exercer son autoritarisme.
— Émile Faguet (Chap. 2)
Et :
La tendance à opprimer la propriété privée, à abuser du pouvoir politique et à refuser de respecter toutes les sphères affranchies de l'État est trop profondément enracinée dans l'âme des hommes au pouvoir pour qu'ils puissent s'en défaire de leur plein gré. Un gouvernement libéral est une contradiction in adjecto. Les gouvernements doivent être forcés à adopter le libéralisme par la puissance de persuasion d'un peuple unanime ; on ne peut compter qu'ils puissent être libéraux de leur propre volonté.
— Ludwig von Mises (Chap. 2 ; 3)
Étonnant n'est-ce pas ? Ou alors, nos deux auteurs s'inspirent d'une même personne, que je ne connais pas.