On ne peut décidément pas accuser Steve Jackson de s'être reposé sur ses lauriers en recyclant encore et toujours la même recette (contrairement à un autre auteur dont le nom commence par L et finit par ivingstone). Après s'être essayé à la science-fiction avec la Galaxie Tragique (pour des résultats, hum, mitigés), il s'attaque encore à un nouveau genre pour son retour aux Défis Fantastiques : l'horreur. Le lecteur incarne un monsieur tout-le-monde qui, surpris par un orage nocturne au beau milieu de nulle part, a la mauvaise idée d'aller s'abriter dans un menaçant manoir. Inutile de dire qu'il sera bien plus difficile d'en sortir que d'y entrer…
Encore une fois, je vais mettre une note moyenne à un livre que tout le monde adore. Je dois bien concéder que le Manoir de l'Enfer constitue un tome tout à fait singulier de la série, qui a dû marquer plus d'un gosse à sa sortie. On y croisera pêle-mêle des fantômes, des zombies, un bossu, des vampires, un majordome, des satanistes à tête de bouc, du vin rouge, et encore pas mal d'autres joyeusetés tout droit sorties du catalogue des clichés de l'horreur (du vin rouge !!). C'est l'un des éléments qui posent problème à mon sens : le héros est balloté de rencontre effrayante en rencontre effrayante, sans rime ni raison, simplement pour faire grimper le compteur de points de Peur (une statistique supplémentaire, qui démarre à zéro et cause un game over lorsqu'elle atteint un certain seuil). Jackson a beau disposer quelques dialogues et textes çà et là pour essayer de donner à son Manoir l'allure d'un tout cohérent, ça ne prend jamais vraiment pour une raison simple : le but de ce bouquin n'est pas de raconter une histoire, c'est de proposer au lecteur un casse-tête à résoudre.
Il serait facile de m'accuser d'être un abruti fini qui n'aime pas les livres-jeux difficiles. En réalité, ce n'est pas tant la difficulté qui m'agace que l'arbitrarité. Même si ce n'est pas mon genre préféré, je n'ai rien contre les aventures où il n'existe qu'un seul chemin pour arriver au bout, tant que ce chemin n'est pas balisé par des choix non informés (gauche ou droite ? droite ? t'es mort !) ou des épreuves insurmontables (allez, mange-le mon combat contre un ennemi à 12 points d'Habileté, mange !). Chez Jackson, les règles sont rarement mises à contribution pour emmerder le joueur, et quand elles le sont, ça ressemble davantage à de l'incompétence qu'à de la malignité (il est notamment impossible de gagner le livre en ayant 7 ou 8 points de Peur, et le combat final est très délicat pour les petites Habiletés). En revanche, il n'est pas au-dessus des choix arbitraires (vin rouge ou vin blanc ?), même s'il n'en fait pas un usage aussi abusif que son camarade Livingstone. Néanmoins, la difficulté abyssale du bouquin repose dans sa construction même. Les occasions de mourir sont légion et les fausses pistes innombrables : plus d'une fois, vous allez croire avoir progressé vers la solution alors que vous n'avez fait que vous enfoncer dans un cul-de-sac dont il est impossible de ressortir (la cuisine en constitue un exemple caricatural). Pour ne rien arranger, il est très difficile de dresser un plan cohérent des lieux, surtout que les événements varient selon que l'on arrive dans certains endroits depuis un côté ou depuis l'autre ! Ce livre est incroyablement vicieux, encore plus que les satanistes qui sacrifient une jeune vierge toute nue au §264 (mais comment cette illustration a-t-elle pu passer la censure ?).
Dans un sens, cette difficulté est justifiée, puisque réaliste ; mais c'est surtout une belle balle dans le pied que se tire Jackson, parce qu'au bout de votre vingtième ou trentième relecture, vous n'allez plus vous dire : « wow, c'était flippant, ce passage, là ! bien joué Steve ». Non, tout ce que vous serez capable de vous dire, c'est : « bon, alors ce choix-là ça mène à la mort, il faut que j'essaie celui-là, mais attends, est-ce que j'ai bien accompli l'action indispensable 35 paragraphes en amont ? aaaah et merde j'ai dépassé mon total de Peur, j'ai plus qu'à recommencer ENCORE UNE FOIS ». Il est indispensable de bâtir sur l'expérience acquise lors des échecs précédents pour avancer, ce qui me semble réduire à néant l'immersion nécessaire au bon fonctionnement de l'horreur.
Bon, si vous aimez les Rubik's Cube, vous devriez aimer le Manoir de l'Enfer. Moi, je lui reconnais quelques bons passages, je trouve les illustrations de Tim Sell plutôt efficaces et je salue l'intégration de nouvelles mécaniques de jeu intéressantes (les objets numérotés anti-triche), mais le respect que je lui porte est d'ordre strictement historique et a une fâcheuse tendance à se dissiper dès que j'ai la fâcheuse idée de le rouvrir pour essayer pour la énième fois de trouver le chemin unique qui mène au §400.