— Ian, je sais que je t'avais promis de réécrire des Défis Fantastiques, mais là je vais jamais pouvoir boucler à temps le bouquin que j'ai en cours, il est tellement dur que je suis déjà mort 10 fois en l'écrivant ! Faut trouver une solution pour meubler.
— Putain, Steve, tu fais chier ! Tu pourrais pas écrire des bouquins où c'est facile de tricher pour gagner, comme moi ? Bon, alors je pourrais reprendre une mini-aventure que j'avais écrite pour le magazine Warlock, ça devrait pas être trop dur de la monter à 400 paragraphes, mais ça suffira pas. À moins que…
— À moins que quoi ?
— Putain, Steve, j'ai une idée ! On va demander à quelqu'un d'autre d'écrire un bouquin pour nous.
— Un nègre, tu veux dire ? Mais personne n'acceptera jamais d'écrire pour nous sans que son nom apparaisse sur la couverture ! D'accord, la série se vend bien, mais on n'est pas encore des stars mondiales pour se permettre ce genre d'extravagances ! Je te rappelle que tu vas pas fonder Eidos Interactive avant dix ans au moins, Ian.
— Attends, Steve, l'idée géniale, c'est qu'on va demander à quelqu'un d'autre, mais quelqu'un d'autre qui s'appelle comme toi ! Comme ça y aura son nom sur la couverture, mais les gens croiront que c'est toi ! C'est infaillible, mec !
— Putain, Ian, c'est une idée absolument merdique. (Il attrape un annuaire.) Bon, alors, J, J, Jackson…
J'espère que vous m'excuserez cette ridicule reconstitution, mais il fallait bien marquer le coup pour ce premier livre de la série écrit par un auteur tiers. En effet, ce Steve Jackson n'est pas le Steve Jackson qu'on connaissait : celui-ci est un Britannique féru de couloirs laconiques et de labyrinthes à la con, alors que celui-là est un Américain qui aime bien les trucs pas trop linéaires et un peu expérimentaux. Pour son premier livre-jeu, il part d'une idée simple : vous vous rappelez la fin de la Forêt de la Malédiction, quand Ian vous proposait de recommencer du début mais sans rien prévoir pour les cas où vous repasseriez par les mêmes paragraphes ? Imaginez un livre qui prévoit que vous repassiez plusieurs fois au même endroit. Imaginez une aventure dont c'est l'idée de base !
Le héros que vous incarnez a décidé d'explorer le Marais aux Scorpions, une région hostile, peuplée de créatures monstrueuses et de puissants sorciers, où il est impossible de se déplacer normalement : quelque chose affole l'aiguille des boussoles et les rend inutilisables, tandis que la brume omniprésente n'offre aucun point de repère. Cependant, vous avez un atout dans la manche, ou plutôt autour du doigt : un Anneau de Cuivre magique qui vous indique toujours la direction du Nord et chauffe en présence d'un danger. D'accord, c'est moins cool qu'un Anneau en or qui rend invisible, mais on fait avec ce qu'on a. Trois quêtes s'offrent à vous dans la petite ville de Bourbenville, construite au bord du Marais : un gentil magicien vous demande de lui rapporter des baies d'un buisson que l'on ne trouve nulle part ailleurs que dans le marécage, un méchant magicien vous demande de rapporter les amulettes que portent les sorciers qui y vivent, et un marchand neutre vous demande simplement d'en tracer la carte. Voilà qui change des sempiternels grands méchants à abattre ! J'aime particulièrement la quête neutre, qui demande au héros de faire une chose qui est typiquement ce que fait le joueur dans les livres-jeux : c'est métatextuel en diable.
Découpé en « clairières » pour plus de simplicité, le Marais s'avère un lieu bien construit : Jackson a prévu tous les cas de figure dans l'éventualité où vous repasseriez dans la même clairière, et dresser une carte des lieux s'avère plutôt amusant. En revanche, le livre pèche pas mal côté immersion. À quoi pensez-vous en entendant le mot « marais » ? Peu importe votre réponse : il y a neuf chances sur dix pour qu'elle ne figure pas dans ce livre. En fait, on a davantage l'impression de traîner ses guêtres dans une forêt similaire à celle que nous avait offert Livingstone que dans un bourbier périlleux. Même les scorpions du titre font des apparitions assez limitées, un comble ! Les illustrations de Duncan Smith auraient pu suppléer le texte et créer une ambiance bien humide, mais elles succombent au même problème que celles de Russ Nicholson dans les premiers livres en se contentant de décors minimalistes, voire carrément inexistants (les loups du §92 semblent tout droit sortis d'un manuel de biologie). Et pour un Marais supposément impénétrable, que de monde y croise-t-on : des sorciers, des voleurs, des orques, des patrouilleurs, et même des brigands qui essaieront de vous extorquer un droit de passage ! Si le livre était un tant soit peu cohérent, on ne devrait pas rencontrer ces gens. Tout au plus les squelettes de brigands morts de faim après avoir essayé d'extorquer un droit de passage aux gens qui traverseraient un marais impénétrable. L'emphase aurait dû être sur des créatures que l'on peut s'attendre à trouver dans ce genre d'environnement, pas sur des ours et des loups.
Néanmoins, ce qui m'a le plus agacé dans ce livre, c'est son caractère affreusement moralisateur. Le texte vous offre de nombreuses opportunités d'agir comme un salaud, ce qui est toujours amusant. Cela conduit systématiquement à des conséquences négatives pour votre personnage (ça va de la perte de points de Chance à la mort pure et simple), ce qui est légèrement irritant, mais reste acceptable. Ce qui ne passe pas, c'est qu'à chaque fois, Steve Jackson s'empresse de vous faire la morale sur un ton de réprimande, avec des choses du type « Oh là là, vous n'auriez pas dû accepter de servir un méchant sorcier ! Peut-être que la prochaine fois vous réfléchirez davantage ! » J'ai trouvé ça absolument insupportable. Jusqu'ici, même si les héros étaient Loyal Bon par défaut, les livres avaient construit un univers relativement amoral, où les actions avaient des conséquences dictées par la logique et pas par un quelconque sens du bien et du mal. Quand Yaztromo vous punissait pour l'avoir attaqué, ce n'était pas une punition pour votre méchanceté, c'était une punition pour votre bêtise. Ici, ce n'est pas le cas, j'ai l'impression que le livre me prend pour un sale gosse, ça me saoule aujourd'hui et ça m'aurait aussi saoulé à 10 ans.
Malgré sa construction solide, le Marais aux Scorpions pèche sur trop de points (au premier chef desquels ce pénible ton moralisateur) pour constituer une lecture vraiment intéressante vingt ans plus tard. Aussi tentant cela soit-il, je ne parlerais pas pour autant de « coup d'épée dans l'eau » pour le décrire, puisque Steve Jackson a manifestement appris des erreurs commises ici : ses deux autres Défis Fantastiques sont beaucoup plus satisfaisants.
[Je glisse ici une pub éhontée pour un projet amateur collectif ayant donné une suite à ce livre : Retour aux Marais aux Scorpions. Ça se passe au même endroit, avec des tas de clins d'œil, mais c'est plus grand (1052 paragraphes !), plus épique, plus marécageux, sans leçons de morale malvenues. N'hésitez pas, cliquez sur http://litteraction.fr/livre-jeu/retour-au-marais-aux-scorpions, c'est gratuit et c'est de la balle.]