[Spoils toujours de mise]
Deuxième roman que je lis de Jean Giono, et j'avais de quoi m'étonner.
Je m'attendais honnêtement à rencontrer des difficultés avec la prose de Giono puisque je n'avais pas tellement apprécié le style du seul autre ouvrage que j'avais pu lire de lui : Un roi sans divertissement. Néanmoins, le stylé de Giono tranche ici radicalement avec le reste de sa production littéraire : peu de grandes envolées poétiques, peu de descriptions des paysages provençaux : la substance se trouve dans l'analyse de la psychologie humaine.
C'est peu dire que j'ai apprécié ce roman.
Le Moulin de Pologne raconte, en substance, l'histoire d'une lignée maudite s'établissant dans un petite bourgade mesquine de province. Il s'agit d'un roman assez énigmatique, pour ne pas dire obscur en dépit de sa faible longueur et de son apparente accessibilité. Si le roman est bien entendu une méditation sur le destin humain, il est également une analyse acerbe de la petite bourgeoisie de province, à travers le regard d'un narrateur tout à fait médiocre, presque comme si l'environnement de la diégèse et le conteur étaient bien trop petits, au sens le plus bassement moral, pour rendre compte de la tragédie grecque qui se jouait devant leurs yeux.
Le narrateur est un personnage à part entière du Moulin de Pologne : il est une voix, celle d'une classe de médiocres égoistes et de parvenus. Ce narrateur très particulier me fait penser à deux autres exemples connus : celui des Carnets du Sous-Sol de Dostoievski pour le malaise qu'il instaure, et celui du Noeud de Vipères de Mauriac pour son caractère et son tempérament.
Cependant, il n'est pas aussi aigri que le narrateur de Dostoievski, et ne connaît pas la spectaculaire rédemption du narrateur de Mauriac. Ce qui le rend unique, c'est sa banalité : un narrateur orgueilleux, calculateur, égoiste, mais plus suiveur que méchant. Un type prudent et sans génie, qui n'est mû que par les petites améliorations de sa vie quotidienne et son instinct de conservation : une caricature de petit bourgeois conformiste et satisfait. En somme, ce qui le rend extraordinairement dérangeant, c'est que ce narrateur est parfaitement crédible. Vous y retrouverez peut-être un collègue de bureau, un membre de votre famille... c'est un monsieur tout-le-monde. Mesquin, mais non sadique. Calculateur, mais pas assez intelligent. Conservateur, mais sans zèle particulier si le changement peut lui apporter un bénéfice. En bref, la médiocrité incarnée. Un personnage qui inspire souvent le rire malgré lui, mais un rire doux-amer
Le destin qui poursuit les Coste, s'il est cruel et implacable, est parfois aussi ridicule, et le grotesque fait souvent irruption au sein du tragique, comme pour le tempérer. La fin est d'ailleurs des plus terribles, non pas en raison du scénario de l'épilogue, mais de la manière dont il se clôt.
Après avoir été témoin de la fin tragique de la dynastie des Coste et de la fuite désespérée de la veuve éperdue à travers le brouillar, le narrateur rentre chez lui, complètement épuisé mentalement et physiquement. On s'attend à quelque chose : une explosion de ce narrateur mutique, un acte de désespoir de cette veuve digne d'Eschyle, une méditation muette de ce narrateur-spectateur.
Un choc. Peu importe d'où il vient. Mais voici les lignes finales du roman :
"J'eus, naturellement, une crise de rhumatismes qui me tint au lit pendant plus de trois semaines.Quand elle fut finie - porte fermée - je me remis à mes fleurs"
Il n'y a rien. Seulement le néant. Il n'y aura pas de scène finale : nul ne saura ce qui est advenu de la veuve, nul ne verra le narrateur évoluer. Tout se désagrége et se noie dans le brouillard de l'oubli. Seule la médiocrité a survécu au destin : la tragédie meurt tristement, sans gloire.
Envahie par la ténèbre du destin.
Un roman court, mais tout à fait hors du commun. Mon Giono préféré pour l'instant.