Il existe à mon sens deux manières d’aborder Le musée de l’innocence de l’écrivain turc Orhan Pamuk (prix Nobel de littérature pour les distraits qui baillent près du radiateur). Il y a ceux qui d’emblée détesteront cette oeuvre nombriliste et indigeste de plus de 800 pages, fatigués par l’obsession maladive du narrateur et lassés par les descriptions interminables de ses états d’âme, et puis il y a ceux qui entreront en résonance avec l’esprit de cet homme obnubilé par une femme, au point d’en perdre quasiment la raison. C’est sans doute le propre des oeuvres clivantes et donc forcément intéressantes, que de susciter à ce point l’admiration ou le rejet. Et je dois moi-même avouer qu’au cours de cette lecture, j’ai oscillé entre intérêt sincère et fascination, en passant également par des phases d’ennui contenu voire de crispation.


Istanbul, milieu des années 70. Kemal, jeune héritier d’une riche famille turque est sur le point de se fiancer avec la délicieuse Sibel, elle aussi issue d’une vieille famille de notables stambouliotes. Ils sont jeunes, beaux, riches et un avenir radieux leur tend les bras. Mais alors qu’il s’apprête à acheter un cadeau pour Sibel, Kemal tombe sous le charme de Füsun, une parente éloignée et pauvre qu’il n’avait plus revue depuis l’enfance. Sous prétexte de lui donner des cours de maths pour ses futurs examens, Kemal l’invite dans la garçonnière qu’il vient d’improviser et les deux jeunes gens tombent éperdument amoureux l’un de l’autre. Aveuglés par leur passion commune, ils ne réalisent pas que leur amour est voué à l’échec. Mais quarante quatre jours plus tard, Kemal se fiance en grande pompe avec Sibel avant de réaliser qu’il ne peut en aimer une autre que Füsun. Mais il est trop tard, blessée au plus profond de sa chair, la jeune femme s’est enfuie loin des yeux de son amant, qui, désespéré, entreprend de la retrouver, au point d’en perdre le goût de vivre. Inlassablement il parcourt les rues de leur quartier, les lieux qu’ils ont fréquentés, puis étend sa quête à d’autres secteurs de la ville, en vain. Füsun semble avoir disparu pour toujours. Fou de douleur, il se réfugie régulièrement dans l’appartement où ils ont vécu ces moments de bonheur si brefs, ressasse ses souvenirs heureux en compagnie de la jeune femme, dont il collectionne désormais le moindre objet lui rappelant un geste, une odeur ou une attitude. Un mégot à moitié consumé évoque pour Kemal sa main délicate tenant une cigarette d’une manière détachée et incroyablement élégante, une règle en bois lui rappelle ces sourires complices pendant que Füsun travaillait ses équations mathématiques, un verre vide et il se souvient de ces tendres lèvres ourlées de rouge carmin qu’il embrassait avec passion. Réfugié dans sa douleur, Kemal perd la mesure des choses, délaisse son travail et se montre de plus en plus distant avec Sibel, à qui il finit par tout avouer. L’épreuve est trop lourde à surmonter et le couple se sépare. Désormais Kémal n’a d’autre obsession que de retrouver Füsun, quel qu’en soit le prix, il veut la revoir et la reconquérir.


Porté par le projet de son roman, Orhan Pamuk a poussé la logique jusqu’à créer véritablement un musée à la gloire de cette femme parfaitement imaginaire qu’est Füsun. Durant plus de dix ans, l’auteur turc a collecté de nombreux objets symptomatiques de la vie des riches familles stambouliotes de l’époque, afin d’illustrer l’histoire d’amour entre Kémal et Füsun de manière concrète et inédite. On reste admiratif face à l’ampleur et à l’audace d’un tel projet, mais le roman peut parfaitement se lire sans ce support, de même que le musée peut se visiter sans avoir jamais lu le roman et la fascination qu’exerce cette histoire sur le lecteur gardera assurément toute sa force. Que l’on aime ou pas le personnage de Kémal ou bien même celui de Füsun, la puissance de cet amour tragique et désespéré ne peut laisser indifférent. Le musée de l’innocence c’est avant tout l’histoire d’une obsession partagée, même si l’auteur choisit indiscutablement d’illustrer le point de vue de Kémal, il faut bien garder à l’esprit que Füsun éprouve un amour tout aussi puissant et ravageur, mais il faudra cependant atteindre la fin du roman pour en mesurer toutes les dimensions. Aimer au-delà du raisonnable et ne pas réussir à vivre cet amour commun, cette passion dévorante et destructrice, voilà toute la tragédie du roman d’Orhan Pamuk. C’est ce caractère résolument universel qui touche le lecteur au plus profond de son être et le bouleverse irrémédiablement. Reste que le récit est loin de n’être qu’une partie de plaisir au cours des 800 pages qui le composent. C’est lent, très lent, parfois même vaguement ennuyeux, les descriptions sont interminables et les scènes s’allongent démesurément. Les chapitres consacrés aux fiançailles en sont une excellente démonstration. Les personnages eux-mêmes, sans cesse dans la démesure émotionnelle peuvent irriter par leur nombrilisme misérabiliste et leurs réactions irrationnelles. Mais curieusement ces défauts de structure et de construction du récit en font toute la richesse et toute la force. Le roman est long, tout comme l’est la quête sans fin de Kémal pour retrouver Füsun, les descriptions sont excessivement détaillées, comme le regard que porte Kémal sur ce qui l’entoure et qu’il prend soin d’enregistrer attentivement dans sa mémoire. Sa nostalgie à fleur de peau émeut tout autant qu’elle irrite, Kémal agace par son comportement, sa propension au mensonge et son manque de fiabilité. Et pourtant l’homme est touchant et sa pugnacité tout autant que la candeur de son amour ne peuvent laisser indifférent.
Mais au-delà de la relation passionnée et obsessionnelle qui lie Kémal et Füsun, Orhan Pamuk dresse un portrait saisissant de la grande société stambouliote des années soixante-dix. Cette plongée au coeur de la cité millénaire est fascinante, riche, étonnante par nombre d’aspects et l’on perçoit bien les différences culturelles qui existent dans cette ville passerelle entre l’Orient et l’Occident. C’est sans doute cette richesse empreinte d’une grande nostalgie, qui irrigue littéralement le roman et en fait toute la saveur et la réussite. On vit, on vibre au rythme d’Istanbul tout au long du récit, comme une pulsation qui ne semble jamais avoir quitté l’auteur et qu’il transmet avec brio et sincérité.

EmmanuelLorenzi
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le 18 mars 2020

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