Errance brute. Unique.
Le pain nu est un récit autobiographique qui décrit l'enfance/adolescence de Mohammed Choukri, un jeune Riffain dont la famille arrive à Tanger pour fuir la famine. Marqué par la peur d'un père...
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le 15 févr. 2021
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Le pain nu est un récit autobiographique qui décrit l'enfance/adolescence de Mohammed Choukri, un jeune Riffain dont la famille arrive à Tanger pour fuir la famine. Marqué par la peur d'un père violent (mais vraiment), d'une mère qui travaille pour nourrir sa famille tout en accouchant bébé sur bébé, illettré, marqué par une profonde misère et inculture sexuelle, le jeune Mohamed plonge au fonds de la noirceur d'une société déstabilisée par la fin du colonialisme espagnol et français.
Si vous voulez une vision sans fard du Maghreb vu du bas, allez-y. Ce livre est unique à plusieurs égards : il a été écrit par un Berbère, à une époque où la plupart des auteurs du Maghreb étaient plutôt arabes. Il aborde des thématiques qui étaient complétement tabous, tant dans la littérature française que maghrébine à ces époques-là : la misère sexuelle, la bêtise liée à l'inculture, le crime, le proxénétisme, la consommation de "kiff" et d'alcool. Et le traitement en est très frontal.
Court livre (150 pages en livre de poche), écrit dans une langue brute et sans apprêt, qui ne tombe pas pour autant dans le piège du vérisme descriptif, mais ajoute des notations psychologiques pour bien comprendre les émotions du narrateur à l'instant précis qu'il capte. Il y a en tout 14 chapitres, assez courts, centrés sur un moment de la vie de l'auteur.
Installé à Tanger, la famille déménage ensuite à Tétouan, puis à la suite d'une rixe, Mohammed est envoyé au vert, travailler dans la ferme d'un colon à Oran. Il revient en définitive à Tétouan. Il essaie divers petits boulots : aider sa mère qui vend dans la rue des fruits et légumes, voler, faire le garçon de café, faire le boy, aider des contrebandiers, aider une sorte de communauté de prostituées/proxénètes. Il fait aussi un peu de cabane, où il a l'intuition que ce qui lui manque, c'est de savoir lire.
Livre très dense cependant, avec un nombre de personnages croisés très important, qui montre l'errance du personnage. Choukri n'est pas un intellectuel à la Zola qui voudrait tenir un propos social construit en donnant à chaque personnage un rôle narratif : ce n'est pas un Mohammed Dib période "roman social". Il essaie de capturer au plus près ce que c'est d'être un va-nu-pied qui dort souvent dans la rue. Cela n'empêche pas qu'on croise un peu de grande histoire par moments (mention d'une journée anniversaire de l'instauration du protectorat français, qui suscite une émeute sur provocation des Espagnols ; mention de Juifs partant s'installer en Palestine).
Mais ce qui domine, ce sont des moments particulièrement forts, qui vont marquer durablement leur auteur. On pense en particulier à ce moment d'effondrement total à Oran où, étant tombé à l'eau pour rattraper une galette de pain jetée par un pêcheur, Choukri fait l'expérience d'une déchéance complète, avec cette sensation incroyable de flottement, qui mélange le sentiment d'être nu et d'être assommé sous le regard inquiet des passants.
Il y a aussi cette impression de perpétuellement subir, d'assister à des événements dramatiques qui ne trouvent pas de conclusion satisfaisante, comme la mort de son frère, tué par son père et doté d'une tombe à peine visible, et toutes ces personnes croisées qui essaient comme elles peuvent de survivre, souvent aux dépens des autres. On retrouve ce sentiment perpétuel d'urgence, dans le rappel récurrent de la quantité de pésètes qu'il reste dans la poche de Choukri, ou les figures inquiétantes qu'il croise dans la rue, petites frappes ou prédateurs sexuels.
Le sexe est très présent, le roman étant aussi celui d'une initiation chaotique. Il y a les premières femmes rencontrées et fantasmées (la jeune Assia, épiée depuis un arbre, qui se baigne nue dans son jardin). Il y a un viol perpétré sur un autre garçon, et cette faveur accordée à un colon. Il y a aussi cette faim ardente pour les seins des femmes, qui s'assouvit en général auprès de prostituées (dont il a peur au début que le vagin soit pourvu de dents).
C'est un livre parcouru d'une forme de rage. Souvent, face à l'impuissance, l'auteur se réfugie dans sa tête : mentalement, il mange des repas qui lui sont hors de portée ou viole des femmes qui lui sont inaccessibles. Il s'invente une femme dans une souche d'arbre. Choukri relate sans complaisance les tortuosités de sa libido.
Le pain nu est un livre sans concession sur la vie dans les rues du Maroc des années 1950. Bagarres d'ivrogne, agressions, ruses : un magma fascinant qui essaie d'expliquer de l'intérieur plutôt que de condamner. L'auteur regarde sa vie passée avec tristesse et tendresse.
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le 15 févr. 2021
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