Kurukshetre dharmakshetre
Draupadi, la sombre, fille du sacrifice et de la vengeance, conte sa version du Mahabharata.
La redoutable fille de Drupada, caractère trempé d'orgueil, attise le feu de l'Histoire, pour y laisser, comme malgré elle, la trace sanglante de son nom. Cheville ouvrière d'une guerre monstrueuse, inévitable, elle traverse quelques joies, mais surtout les passions du moi et du mien, poussée par ce qui a bien l'apparence du destin.
Si le Mhbh a depuis longtemps fait l'objet de récits bien plus sécularisés, plus ou moins expurgés parfois de ses détails immoraux, rien de tel ici. Les événements sont identiques à ceux du cycle, nulle subversion - à un détail près dont on ne dira rien ici. Mais l'épopée prend quelques tournures plus familières, plus incarnées, dirait-on.
Et dans les coulisse encore, rieur et badin, Krishna tire les ficelles, comme il a toujours fait, homme-et-dieu joueur en qui s'abîment et s'éveillent les mondes. Mais cet aspect de sa personnalité est lointain - Draupadi l'entend, le devine, le comprend, un jour, tard. Allant et venant discrètement, il est l'ami au sourire indéchiffrable, le souverain avisé, l'homme rusé, celui qui voit au-delà des apparences.
Le sens spirituel de l'œuvre est conservé - le titre en est un commentaire. Beaucoup de choses sont dites, sans y paraître. On circule ici entre les mythes, et dans les sphères de leur signification la moins mondaine, et donc la moins "merveilleuse" : peu de magie, mais de grands drames assez stéréotypés. Outre quelques écarts bienvenus, plus que le détournement, c'est l'adaptation de l'épopée à un regard de femme qui fait le ressort de la lecture.
Le style de la traduction est sans charme particulier, mais les inventions narratives ravissent les connaisseurs, rompant avec la lissité de l'épopée - cette charrieuse de femmes vertueuses et de héros sans tâche. L'ouvrage sans doute ne livre que peu de sa saveur si le Mahabharata n'est pour le lecteur qu'une idée lointaine. Il existe en langue française de très bonnes introductions (par Jean-Claude Carrière, notamment) ainsi que l'incontournable résumé qu'on trouve chez chez Albin Michel (Spiritualités Vivantes). Alors peut-être le sel des interventions de l'auteure peut-il être goûté, qui déplace le système de valeurs de l'epos, androcentré, sur les voies complexes par lesquelles les dominées s'assurent place et pouvoir au théâtre du monde où s'en viennent jouer, comme les autres, aussi, les dieux.