Voir un spécialiste de la Révolution Française se pencher sur l'idée communiste au XXe siècle, c'est comme voir Tolkien écrire de la science-fiction : l'idée de base est surprenante, mais pas forcément dénuée d'intérêt. En témoigne "Le Passé d'une illusion".
La réputation de l'historien Furet ans dans l'étude de la R.F. n'est plus à faire, et c'est dans ce domaine bien circonscrit dans le temps et l'espace que celui-ci a fait ses armes pendant toute sa carrière. D'où la question légitime : pourquoi écrire un essai aussi long sur une période (le XXe) et un ensemble d'idées (ici, le communisme au sens le plus large) dans lesquels il n'est pas forcément le plus à l'aise ? Je partais hésitant, Furet m'a convaincu. Son idée est toute simple : parce que l'idée communiste ("l'idée" que l'on s'en fait, sa perception par les populations, l'évolution du bloc idéologique que celui-ci constitue, pas le mouvement politique, hein) s'est envisagée, construite, élaborée et justifiée par sa filiation avec... la Révolution Française (si les majuscules vous font tiquer, pardonnez un vieux réflexe...). La boucle est bouclée, et Furet dispose donc de toute la légitimité nécessaire pour aborder un sujet pareil, bien qu'il reconnaisse lui-même en préface être un "nouveau venu" dans le domaine; dans le petit monde de la recherche historique où chacun est parfois un peu péremptoire, un peu d'humilité en guise d’introduction, ça fait toujours plaisir.
Furet va donc, en huit cents pages et quelques, nous exposer "le passé" de "l'illusion" qu'a constitué l'idéologie connue sous le nom de communisme, ses évolutions, ses paradoxes, tout cela dans le cadre d'une étude chronologique remarquablement claire mais surtout très dense.
On peut faire deux grands reproches à Furet dans une étude aussi approfondie : tout d'abord, le fait qu'il laisse totalement le maoïsme de côté dans son étude; c'est sans doute la plus grosse lacune que j'y aie trouvé. "Le Passé d'une illusion" est dans l'ensemble européanocentré à l'extrême, c'est justifiable, et Furet s'en explique d'ailleurs très bien par la filiation de la Révolution d'Octobre avec la Révolution Française, mais l'idéologie communiste, que le Kremlin a longtemps voulu maintenir sous sa coupe bolchevique, comme l'explique remarquablement bien Furet, a essaimé dans les années précédant ou suivant la mort de Staline une multitude de régimes disparates qu'il aurait été intéressant d'étudier, du Titisme yougoslave au Hoxhaisme albanais, et bien sûr le Maoïsme chinois. Si les deux premiers sont abordés, de façon certes modérée, mais enfin bel et bien abordés, la doctrine de Mao est complètement laissée de côté par Furet pour des raisons que je ne m'explique pas bien. Je devrai sans doute relire l'ensemble pour me faire une idée plus précise de la question.
Le second point est plus discutable : Furet stoppe tout simplement sa chronologie de l'illusion communiste en 1956, date du XXe Congrès du P.C et du fameux rapport "secret" de Khrouchtchev, pour basculer directement sur un "épilogue". Si ce choix est en soi justifié - si l'on étudie l'illusion communiste, il semblerait logique de s'arrêter au moment où cette illusion disparaît et où la sinistre vérité éclate au grand jour - , la réalité est plus complexe que ne veut bien le présenter Furet. Déjà il reste le communisme chinois, et surtout les nostalgiques du communisme ne sont pas morts, encore aujourd'hui, et plus encore en 56. Il aurait de même été intéressant de situer la position idéologique du Kremlin entre 56 et 91, une période que Furet balaie en une vingtaine de pages dans son épilogue.
Mais malgré ces deux points, "Le passé d'une illusion" reste un grand œuvre pour qui s'intéresse un tant soit peu au communisme ou à l'histoire des idées. Que l'on ne s'y trompe pas : le format de l'ensemble tout comme sa densité requièrent d'ores et déjà un solide bagage historique, d' autant plus que Furet saute certaines étapes de présentation qu'il considère comme acquises par le lecteur : il ne s'agit pas d'un ouvrage de vulgarisation, mais bien un essai historique de l'idée que constitue - que constituait, pour Furet - le communisme. Mais "Le passé d'une illusion" n'est pas pour autant un livre sec et ennuyeux, loin de là : émaillé de références littéraires très variées, faisant la part belle aux écrivains et à "l'âme russe" comme thermomètres du communisme en U.R.S.S., "Le passé d'une illusion" porte en lui un souffle étonnamment épique : celui de l'Histoire, belle, grande, pas de celle des bouquins poussiéreux, mais de millions d'hommes et de femmes qui croyaient de tout leur cœur en la promesse du communisme, une promesse qui aurait pu justifier les pires souffrances si elles pouvaient assurer le paradis communiste futur : que l'on adhère ou pas au constat de fin définitive du communisme comme idéologie, impossible de ne pas ressentir la mélancolie qui traverse tout le livre : la mélancolie d'un homme qui, lui aussi, croyait au communisme avant d'en revenir. Cet homme, c'était François Furet lui-même. A tous les rescapés des utopies d'hier et de demain, salut !