Dans son « édition augmentée et actualisée » de 2009, le Petit-bourgeois gentilhomme (1) s’ouvre sur l’évocation d’un parcours militant : « Comme très souvent ce que nous appelons nos idées, celle-ci fut d’abord plutôt un sentiment que j’éprouvais avec force sans être vraiment en mesure de le nommer, et qui accompagnait mes réflexions sur l’ordre existant, le cours des événements et ma façon de vivre. Ce sentiment vaguement rationalisé n’était pas d’une tonalité agréable » (p. 9). Dans ces quelques lignes, plus d’un lecteur pourra se retrouver, même sans avoir embrassé en particulier la cause du PCF dans les années 1960, et même sans en conclure que « la seule politique acceptable d’un point de vue humaniste est celle qui se propose non pas de corriger, amender, rectifier ou ravauder de quelque façon que ce soit le système capitaliste, mais d’en finir avec lui » (p. 129).
Ainsi, alors que je ne suis pas communiste et n’ai jamais connu les années 1960, la plupart des propos qui sont développés ici – ou seulement esquissés, j’y reviendrai – me paraissent à la fois cohérents et pertinents (2). L’idée que la contestation sociale « constitue la part fonctionnelle de dissensus dont le régime a besoin pour s’affirmer démocratique » (p. 45), celle pas si répandue selon laquelle « l’idéologie libertaire n’a rien de répréhensible, au contraire, à condition qu’elle ne fasse pas de la satisfaction des désirs personnels une fin en soi » (p. 124), la mise au point qui consiste à rappeler que « Comme le profit est la finalité suprême de cette économie, il est logique de considérer que le refus de participer à l’orgie consumériste à laquelle pousse en permanence le système et la volonté de lui substituer une forme raisonnée et maîtrisée de consommation constituent un aspect essentiel (mais non exclusif) du combat à mener contre lui » (p. 136) – tout cela me paraît difficilement contestable.
On aura remarqué que si le propos de l’ouvrage est avant tout politique, il se place quelquefois dans une perspective morale, conséquence de l’idée, empruntée à Bourdieu, « qu’un même univers social existe toujours sous deux formes conjointes, sous forme d’histoire faite choses, c’est-à-dire de structures objectives de distribution de différentes espèces de capitaux (pas seulement économiques) au-dehors, et sous forme d’histoire faite personnes, c’est-à-dire de structures subjectives de personnalité au-dedans ; et que ces structures internes sont en rapport d’homologie avec les structures externes, parce qu’elles sont le produit de leur intériorisation et de leur transposition dans la subjectivité individuelle » (p. 15-16). Il est toujours bon de rappeler ces choses dès qu’on parle de système, et surtout de responsabilité individuelle – c’est-à-dire d’une notion que la gauche de compromis a fini par abandonner à la droite, avec des conséquences qu’elle n’a pas fini de payer.
L’auteur a d’ailleurs le mérite d’éviter l’écueil consistant à mettre la capacité de destruction et d’auto-destruction du genre humain sur le compte d’une nature de l’homme fatale qui le dédouanerait, en même temps qu’elle expliquerait de façon presque mythologique ce que j’appellerai pudiquement les dysfonctionnements de la planète. En ce sens, il se dresse salutairement contre ce pessimisme politique – en gros, l’homme est un loup pour l’homme – que l’économie libérale s’est approprié en le déformant, naturalisant ainsi l’idéologie de l’intérêt bien compris qui constitue son fondement. La dialectique entre psychologie individuelle et construction sociale – c’est-à-dire, en d’autres termes, entre nature et culture – est précisément au cœur de l’ouvrage : quand Alain Accardo parle d’« une forme de savoir-être commandée en profondeur par les intérêts les plus incorporés » (p. 132), on pourrait lire une culture naturalisée.
Mais cette idée, toute féconde qu’elle soit, aussi régulièrement qu’elle revienne, ne donne lieu ni à discussion, ni à approfondissement, à l’image de la plupart de celles proposées dans le Petit-bourgeois gentilhomme. C’est l’énorme défaut de l’ouvrage, qui se présente comme un livre de sociologie sans se référer à la moindre étude, à la moindre enquête, à la moindre donnée.
On peut en effet être d’accord avec l’auteur sur la plupart des points qu’il évoque ; mais on pouvait aussi attendre de lui qu’il tire profit de sa formation de sociologue pour aller au-delà de constats empiriques qu’un profane aurait pu tout aussi bien dresser. Dire que « le style de vie moyen est devenu le modèle prégnant, dominant par excellence et perçu comme universel par ceux-là mêmes qui sont dépourvus des capitaux nécessaires pour se l’approprier » (p. 95), par exemple, me paraît pertinent ; mais ce que dit ici le sociologue, le non-sociologue pourrait tout aussi bien le dire, et le livre finit vite par ressembler à une enfilade d’exordes certes pas mal écrits, mais trop mal reliés à ce qui aurait pu leur servir d’assise proprement sociologique.
Un passage du livre appelle la gauche à se (re)doter des outils théoriques qui puissent lui fournir l’assise conceptuelle nécessaire à l’action révolutionnaire. Pour tenir ce rôle, le Petit-bourgeois gentilhomme me paraît encore trop ressembler à un bréviaire, et pas assez à un essai.


(1) Titre trompeur : l’auteur affirme que « les classes moyennes n’ont pas vocation à combattre la domination sociale mais au contraire à y participer pour aider à son accomplissement et en tirer quelque bénéfice pour leur part » (p. 93), ce qui peut à la rigueur servir de liant à l’ensemble, mais ne constitue pas le cœur du propos.


(2) Un gros bémol pour l’évocation de la culture des classes moyennes, « une culture “moyenne”, ou mieux “métisse”, au sens où elle est née du mélange, et où elle ne cesse de pratiquer le mixage, l’hybridation (des groupes et des milieux, des genres et des styles, des conduites et des mœurs) » (p. 103), où l’auteur jette le bébé avec l’eau du bain, utilisant par ailleurs des formules qui auraient des résonances bien lugubres sous la plume d’un auteur d’extrême-droite.

Alcofribas
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le 31 mars 2018

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