Il s’agit ici pour Riot-Sarcey d’expliciter le regard historique qu’elle s’est proposé : regarder l’histoire différemment. Ce livre a voulu mettre « à l’épreuve du temps le concept de liberté » et « penser l’histoire du XIX° sous l’angle des événements non advenus » par exemple à partir de la question du délitement de l’idée de souveraineté populaire au cours du siècle,ou de l’apparition de l’idée du rapport souveraineté / démocratie ; la rupture que représentait cette aspiration s’est transformée sous le regard des historiens en continuité, alors que le passage du citoyen actif, celui qui est en capacité d’inventer, en citoyen passif la vidait de son sens. Le découvrir impose de retrouver le plus possibles la parole de tous les acteurs, et surtout des oubliés de l’Histoire, enfouie sous la parole interprétative de ceux qui en avaient les moyens, comme Michelet qui « savait faire parler le peuple en le faisant taire » et donc de retrouver le foisonnement des sens à partir du sujet qui l’énonce, de sa formation, de sa perception, de son appropriation et de sa transformation au cours du temps afin de retrouver les possibles qu’on voit ressurgir régulièrement tout au long des insurrections (1789, 1830, 1831, 1834, 1848, 1871).
Il s’agit donc au-delà des ressemblances de retrouver pas à pas l’idée perdue et de montrer l’originalité de chaque événement – au-delà de la continuité et d’une lecture qui rechercherait l’identique et ne serait qu’une reconstruction, de retrouver l’intelligibilité en ne se fiant pas aux interprétations qui furent données à un moment. Celles-ci ont effacé la complexité, en remplaçant par la rationalité l’irréalisme des possibles non advenus, pourtant contenus dans l’événement et que l’historien risque de ne plus voir s’il ne tente pas de retrouver leur foisonnement, au-delà des significations et des interprétations qui tendent à l’homogénéiser. Constater que le gouvernement direct des travailleurs s’enracinait dans une tradition des associations ouvrières donne un autre sens à la revendication de démocratie qui s’exprimait lors des révoltes qui allait bien au-delà de la simple expression d’un droit à élire un représentant.
L’Histoire est parcourue de traces de continuités qui risquent de demeurer invisibles parce que souterraines. Elle est faite de ruptures, de discontinuités visibles ou invisibles, soumises à une interprétation des événements. A l’instar de l’art moderne, il faut donc parfois détruire le visible pour redonner de la visibilité à ce qui tend à s’effacer et à ne plus exister, « s’écarter du sens commun de l’opinion afin d’accéder à la connaissance d’une multiplicité d’idées et d’actions qui sont restées dans l’ombre parce qu’à l’état d’inachèvement ».
L’historien doit s’efforcer de saisir la réalité du moment où il se produit, en retrouvant le sens des mots (« liberté », « démocratie », « modernité », « communisme », « réforme ») que l’histoire, le temps, a repétri. On constatera par exemple que l’objectif des insurgés ne fut pas la prise du pouvoir mais la construction d’un collectif autonome du pouvoir, et en quoi « le communisme est compatible avec la responsabilité personnelle et par conséquence avec la liberté individuelle » (comme l’écrivit Constantin Pecqueur en 1849). La liberté se conquiert ; la démocratie, confisquée par l’État, rendue au peuple peut être la source vivante de toute richesse et de tout progrès intellectuel. Elle impose la lucidité sur les totalitarismes qu’a connus le XXème siècle.
Un livre passionnant qui éclaire l’histoire du XIX° d’un regard neuf, et relativise ce que nous croyions savoir de cette histoire qui a encore des échos dans notre présent. Il s’agit d’une invitation à relire aussi notre présent d’un regard débarrassé de nos préjugés.