Corporate De Nicolas Silhol – 95 mn
Émilie Tesson-Hansen est une jeune et brillante responsable des Ressources Humaines, chargée de dégraisser les effectifs de l’entreprise soft où tout monde se tutoie, est ami, partage, dans un espace froid et impersonnel. Elle remplit sa fonction sans aucun état d’âme. Et quand il faut pousser au départ un chef de service qui jusqu’à présent était fort bien noté, elle applique comme une mécanique la tactique prônée : « tu ne licencies pas, tu persuades l’employé dont tu veux te débarrasser qu’il doit partir de lui-même puisqu’il est devenu inutile en refusant la promotion d’une nouvelle affectation qu’il ne peut accepter, et dans l’attente de sa décision de départ volontaire tu lui pourris la vie ». C’est ainsi qu’elle traite Dalmat qui tente en vain de la rencontrer et qui finit par se défenestrer dans l’entreprise. Stéphane, le manager local, (interprétée par le si sympathique Lambert Wilson, tout sourire carnassier lui aussi) prend sa part hypocrite du deuil des salariés, soumis lui-même à la pression plus franche du « patron » avec qui on ne dialogue que par écran : il tente de minimiser le drame et d’éviter les retombées sur l’image de marque de l’entreprise, et le moral des troupes ! Mais une inspectrice du travail ne se contente pas de la version officielle et s’accroche à son enquête. Émilie comprend alors qu’elle est en première ligne et qu’on veut lui faire porter la responsabilité totale du suicide de Dalmat. Face à l’inspectrice elle perd peu à peu de son arrogance au fur et à mesure qu’elle commence à comprendre qu’elle est bien responsable de la mort de cet homme, mais elle ne veut pas assumer seule. Perdue pour perdue, elle diffuse sur le réseau interne de l’entreprise la conversation qu’elle vient d’avoir avec son supérieur qui emploie sur elle la méthode qu’elle a appliquée sans scrupules sur Dalmat, et s’en va dénoncer à la police les méthodes qui ne l’avaient guère interpellée jusqu’à ce qu’elle soit devenue à son tour victime de la stratégie qu’elle était chargée de mettre en œuvre.
On sort de la séance avec un malaise qu’il n’est pas facile d’analyser. Comme cette femme (incarnée par Céline Sallette) est éminemment sympathique, dynamique, jeune mère de famille, parfaitement intégrée, on est assez facilement en empathie avec elle, et on est prêt à la voir comme victime d’un système, comme si elle n’en était pas un rouage éminent, qu’elle refuse finalement d’assumer. Ainsi sa révolte finale est plus dictée par un désir de vengeance que par une contribution à la justice. Elle va payer, elle ne peut faire autrement parce que l’inspectrice du travail s’est accrochée à son enquête, mais elle ne va pas payer seule. Cette révolte rassure le spectateur qui finalement aime bien cette jeune et jolie femme, et permet d’évacuer sa propre responsabilité de citoyen qui accepte que la société humaine fonctionne sur de telles méthodes. Les suicides de salariés, sans compter ceux qui ne vont pas jusqu’à la mort physique mais dont l’existence n’en est pas moins détruite, font parfois la une, vite chassée par d’autres « faits divers », parmi d’autres accidents. Or ce ne sont pas des accidents, c’est notre soumission à la condition salariale telle qu’elle est appliquée et vécue au quotidien, qui permet à de telles méthodes de se développer en toute impunité. L’entreprise va finalement perdre pendant quelques jours quelques parts de marché. Elle baissera ses tarifs et nous retournerons y apporter notre obole, acceptant comme une fatalité, que des salariés soient traités comme du bétail. Ces salariés ce sont ceux qui nous sourient en nous téléphonant dans les centrales d’appel, en nous servant dans les fast food, en confectionnant nos tricots si bon marché fabriqués dans des usines où s’étiolent des vies humaines en-dehors de notre regard. Tous ces sourires imposés, ceux que les « managers » arborent et qu’ils ne perdront que lorsqu’eux-mêmes seront accidentellement atteints, c’est le prix que nous acceptons de payer pour que ce monde atroce perdure.