Quand Daniel, le personnage principal du Sanglier, rentre au pays, après s’être évadé de ce qu’on imagine être un camp de prisonniers français en Allemagne, c’est pour apprendre que l’effondrement de sa maison a tué sa mère et son fils, et que sa femme est partie avec un profiteur de guerre. L’exhumation de sa mère par sa cupidissime sœur est la goutte d’eau qui fait déborder le vase, vase qui finira englouti après quelques jours d’errance et de vendanges : « À partir d’aujourd’hui, il ne penserait qu’à lui. Il s’ingénierait même à vivre aux dépens de cette société prêcheuse et voleuse. » (p. 27).
L’ingénieur se fera donc homme des bois, dans une démarche qui n’a rien à voir avec un quelconque retour à la terre. (Si l’auteur, qui beaucoup à voir avec son personnage, fut frappé d’indignité nationale à la Libération, c’est pour avoir publié dans des journaux collaborationnistes et antisémites des nouvelles qui ne l’étaient pas.) Le personnage au passé presque muet ne construira rien, ne se consacrant qu’à la haine et à la nature, ne supportant parmi ses congénères que cette Berthe finalement au moins autant animale qu’humaine. Attention cependant à ne pas chercher de message écologiste dans le Sanglier : quand la municipalité du bourg voisin met à prix les animaux nuisibles, Daniel fait un carton : non pas pour prouver une vaillance à laquelle il ne croit plus, mais simplement pour faire rager ceux qui le méprisent, et pour faire passer les primes sous leur nez. Pas davantage chantre de Thoreau que thuriféraire de Pétain, donc…
« Ils vont encore défendre la terre sacrée, la liberté sacrée, leur sacrée merde ! Nous, on va rigoler. Nous, on va les regarder fabriquer des héros, des accessits et des pensions pour les veuves et les orphelins de ces héros. De notre trou, nous les entendrons sauver l’humanité à coups de bombes. Debout ! Et boum, badaboum ! À la loyale ! À l’atomique, ça ira mieux ! Volez, les vieilles et les vieux ! Ou bien crevez, asphyxiés par les gaz des chiottes ! Si je pouvais assister à leur massacre… » (p. 63-64), dit Daniel à Berthe : le Sanglier ressemble à un roman noir écrit – mais à la troisième personne – par Céline, ou par le Georges Darien du Voleur. Car le récit est bref, le style en est noueux, l’omniprésente et jusqu’au-boutiste misanthropie de Daniel exclut toute rédemption. Et quand je parle de misanthropie, je ne parle pas d’une cynique posture a priori, mais bien de la misanthropie des traumatisés, celle qui est peut-être du pacifisme qu’on a laissé cuire trop longtemps.
Si le Sanglier a sans doute une portée autobiographique, on y trouve pourtant quelque chose d’universel : est sanglier celui qui ne veut pas être porc, celui qui voit le cœur de sauvagerie sous la peau rose et lisse, celui qui reste seul, celui qui n’est asservi ni n’asservit personne.
Ce roman posthume, publié en 2014, version étendue quoique inachevée – ce qui ne se voit pas – d’une nouvelle de 1949, commence très fort, continue encore plus fort et n’admet qu’un petit coup de mou jusqu’à quelques pages du dénouement. On y trouve quelques scènes marquantes que dans un sens on pourrait qualifier de morceaux de bravoure, et ces minuscules digressions, touches – ici de noirceur – qui épicent – et font ? – les bons textes : « Daniel n’oublia pas de si tôt ses gelinottes, non plus ce hérisson qui, distrait sans doute par quelque hérissonne, trébucha dans un piège et mourut sans amour. » (p. 100), par exemple…

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le 6 nov. 2016

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