Si le terme de torture est sans doute excessif pour décrire le rapport que j'ai entretenu avec cette lecture, je dois avouer qu'il s'en approche.



La vallée des larmes



Disons que ce livre incarne de manière archétypale tous les défauts mentionnés dans ma critique du Métier de sociologue. J'ai été impressionnée par l'extraordinaire capacité de nos deux auteurs à être si pédants et si prétentieux avec pour seuls appuis théoriques trois pauvres idées de khâgneux en mal de reconnaissance. Une petite dédicace à J-C. Passeron, véritable prodige dans ce domaine.





L'objet du livre





L'ouvrage se donne pour objet la sociologie des classes populaires et propose une réflexion sur les deux "schèmes interprétatifs" utilisés en littérature et en sociologie pour analyser les cultures populaires. Le premier type d'interprétation s'appuie sur la théorie du relativisme culturel, selon laquelle la culture d'autrui est autonome et possède une valeur en soi : il n'y a pas de hiérarchie entre cultures, seulement des différences ; le second type s'inspire de la théorie de la légitimité culturelle, pour qui les productions culturelles populaires n'ont pas d'autonomie, car elles subissent l'effet de la domination symbolique. D'après Grignon et Passeron, c'est en se donnant pour ambition de rompre avec l'ethnocentrisme de classe que les littérateurs et sociologues, par dérives idéologiques, ne font que renouer avec ce pêché originel.
La première dérive idéologique, dans laquelle tombe les intellectuels dominants par excès de "relativisme culturel naïf", est le populisme. L'attitude populiste nie "l'effet de la domination symbolique" sur les cultures populaires. Elle commet à leur égard une injustice interprétative en ne reconnaissant pas le caractère dévalué de certaines pratiques populaires. La seconde dérive idéologique, produit de la théorie des légitimistes, est le misérabilisme. Cette posture consiste à méconnaître l'autonomie symbolique des classes populaires et conçoit leurs pratiques culturelles seulement comme un manque par rapport à la norme culturelle dominante.
Pour sortir de cette impasse théorique, où toute forme d'interprétation des cultures populaires ramène vers un ethnocentrisme de classe, Passeron (et peut-être Grignon) propose deux solutions, incompatibles entre elles sur le plan analytique. L'une est l'hypothèse "alternativiste", où l'on se borne à empiler les constats, les descriptions, à multiplier les terrains, pour spécifier autant que possible les différences observables dans les cultures populaires. L'autre est l'hypothèse de l'ambivalence, suivant le postulat de la double signification des traits culturels populaires, pouvant à la fois être considérés comme autonomes et hétéronomes symboliquement.
Ces deux hypothèses, incompatibles entre elles, de l'aveu de J-C. Passeron, ne résolvent aucunement le problème de l'interprétation des cultures populaires. Et s'il ne fallait retenir qu'un conseil de tout ce verbiage, ce serait celui de multiplier les constats empiriques et d'affiner autant que possible la description des cultures populaires... Mais n'est-ce pas la recommandation la plus triviale qui soit, à une époque où l'ethnographie triomphait déjà en sociologie ?


En l'espace de quelques lignes, aussi claires que possible étant donné le contenu, je crois avoir résumé l'essentiel du livre.



L'art du charlatanisme intellectuel



Le lecteur s'aperçoit rapidement qu'un tel talent rhétorique repose sur quelques "tricks", quelques petites recettes utilisées sans vergogne et à n'en plus finir dans l'ouvrage. Vous trouverez, par exemple, des schémas en pagaille avec des flèches et des lettres qui remplissent une contre-fonction : celle d'assombrir considérablement le propos. Une autre technique d’esbroufe intellectuelle consiste à parsemer le discours d'une centaine de références issues de la culture consacrée, provenant de la littérature, des sciences naturelles, des arts, etc., et placées sur le même plan épistémologique que des textes de sciences humaines... Et pour finir, leur dernière petite astuce est la "technique de la connivence de classe". Elle s'appuie sur des phrases du style "comme nous le savons tous, puisque nous connaissons par coeur le paragraphe 12 de l'Idéologie allemande de Marx". Elles dénotent d'un entre-soi bourgeois absolument détestable, d'autant plus détestable que nos deux sociologues ont le toupet de vouloir dénoncer l'ethnocentrisme de classe des "dominants" à l'égard des "dominés"...



Les bourgeois parlent aux bourgeois



Le paradoxe d'un Passeron et d'un Grignon réside dans le fait qu'ils exposent de la pire manière qui soit, sans la moindre pudeur, leur goût pour le goût dominant, tout en écrivant un bouquin supposé dénoncer cette pratique. Quand je dis de la pire manière qui soit, c'est parce qu'il semble manifeste que le choix des textes retenus ou des références citées se fonde uniquement sur l'arbitraire culturel dominant qu'ils dénoncent. Par exemple, ils ne cessent de gloser et de faire référence, de manière quasi obsessionnelle, à un auteur inconnu au bataillon qui, par son anonymat complet, possède une aura infinie de prestige culturel. Cet auteur en question, dont on nous sert un extrait assez long dans le livre, constitue à lui seul la preuve de cet arbitraire culturel. L'extrait cité est l'oeuvre d'un dénommé Georges Navel, même si son talent littéraire laissait à penser que son vrai nom est Georges Navet. (C'est de l'humour spontané non réflexif, ça vaut que ça vaut !). Je dois dire qu'il m'a semblé n'avoir rien d'intéressant en soi et m'a paru navrant tant par sa pauvreté stylistique que par sa vacuité théorique.


Il est ainsi manifeste que nos deux sociologues, accompagnés parfois par quelques autres collègues, veulent gagner sur tous les plans. Sur le plan culturel, par leur maîtrise de la culture légitime, sur le plan moral, par leur défense des opprimés, et sur le plan intellectuel, puisqu'ils se font les critiques de l'ethnocentrisme de classe des dominants, qui sombreraient, de leur côté, dans le misérabilisme ou dans le populisme.
Je pense que le sens du livre, et la résolution du paradoxe précédemment mentionné, se trouve là : ce sont des bourgeois qui s'autorisent à critiquer des bourgeois, à la seule condition de montrer à chaque instant qu'ils sont eux-mêmes des bourgeois. Un bourgeois a le droit de critiquer un autre bourgeois qu'en rappelant qu'il est des leurs : ce n'est pas une critique externe à la bourgeoisie, mais une critique interne ayant surtout une valeur esthétique. C'est mon envie irrépressible d'exploser de rire à chaque ligne de ce "canular de normalien" qui m'a mis sur la piste. Ce sont là d'énormes bourgeois qui, au nom du Dieu "réflexivité", s'adonnent à une espèce d'autopsychanalyse foireuse de leur rapport intellectuel aux"dominés". L'avantage, c'est que la psychanalyse permet de dire tout et son contraire en ayant toujours raison, et surtout, ça permet d'avoir un bouquin à écrire, puis à vendre à d’innombrables pigeons qui trouveront ça "génialissime".



Festival d'idées incohérentes entre elles



Pour terminer cette critique, je voudrais faire quelques remarques sur le contenu théorique du livre. A) Tout d'abord, les idées proposées dans ce livre ne sont pas forcément connectées entre elles, ce sont plusieurs idées, juxtaposées artificiellement ensemble. Les unes relevant des obsessions de notre Sir Passeron, les autres étant un résumé de la sociologie de Grignon. D'où la difficulté à lire ce livre, puisqu'il n'est pas construit de manière linéaire, qu'il se répète beaucoup et qu'il y a ça et là quelques réflexions éparses, non reliées entre elles, qui se perdent dans le propos général.


Petite digression en passant, la troisième partie du livre sobrement intitulée "Dominocentrisme et dominomorphisme" est un petit bijou pour qui souhaite rire à gorge déployée. C'est un dialogue entre, d'une part, l'exposé khâgneux de Grignon sur le thème de "l'alimentation populaire", et d'autre part, les critiques hilarantes d'un Passeron qui joue ici le rôle du prof de philo hors-sol. Vous avez Grignon qui se démène autant que possible pour ne pas faire l'objet de critique ("vos critiques, je les connaissais déjà!!!"), puis qui finit par céder ("oui c'est vrai Maître Passeron, je n'ai pas été totalement convaincant"), tout en se comparant à Darwin ("comme Darwin, je fais un geste de rupture, qui doit être continué par mes fidèles !")


; B) ensuite, l'idée centrale du livre pose elle aussi problème : on vous présente un problème théorique, celui de définir les outils analytiques pour décrire les cultures populaires, sans vous donner de solutions satisfaisantes. En résumé, Passeron vous dit "C'est soit la solution A, soit la solution B, mais bon, au choix ! C'est un pari ! Ça dépend de votre chapelle épistémologique !". Les auteurs s'en dédouanent dès l'avant-propos du livre, en disant aux lecteurs qu'il ne s'agit que de "pistes de réflexion" et non d'une théorie de la sociologie des cultures. Tout est très abstrait, des exemples manquent cruellement, comme par crainte de se mettre à dos les collègues de la profession... On parle dans le vide empirique total, en ne citant que deux ou trois exemples issus de la sociologie américaine, à l'exception de l'œuvre de Grignon.


Une telle remarque en dit long sur l'ouvrage : c'est du travail bâclé, non fini, puisqu'il est facile de poser un problème théorique et de proposer une grande variété de solutions incompatibles entre elles. Je pense qu'un petit effort réflexif, moins autocentré, mais plus centré sur le problème, aurait permis de faire avancer le schmilblick.

AssiaHa
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le 6 août 2020

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Assia Ha

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