Si j’ai bien compris l’introduction d’Éric Dussert dans la réédition du Singe, l’Idiot et Autres gens chez Libretto, W.C. Morrow et Ambrose Bierce étaient quelque chose comme des meilleurs ennemis. À priori, apprécier l’auteur de « Chickamauga » n’empêche pas d’apprécier celui de « La Résurrection de la petite Wang-Tai ». (Il ne semble pas y avoir chez Morrow d’équivalent au Dictionnaire du Diable, c’est une autre histoire, mais ce n’est sans doute pas la seule raison qui me fait encore préférer Bierce à Morrow.)
« La balle de l’arme lui eût-elle à cet instant traversé la cervelle, le choc n’eût point été plus grand que celui qui le secoua tout entier quand il vit le canon noir du pistolet, la petite main blanche mais ferme qui le visait à la tête et le beau visage pâle qui le dominait », lit-on ainsi à propos du « Perfide Velasco » (p. 82) : le sarcasme et l’ironie s’accommodent des sujets noirs, voire macabres, qui constituent les arguments de la plupart des nouvelles – deux fugitifs délivrent malgré une enterrée vive, un freak à la Tod Browning ourdit la plus patiente et la plus imprévisible des vengeances, un chirurgien fou s’amuse…
De ces sarcasmes, de cette ironie naît la distanciation – parfois fort légère… – qui évite régulièrement aux quatorze récits de sombrer dans le grand-guignol. Lorsqu’on dit d’un personnage que « sa vigilance et sa sévérité militaires se relâchaient parfois étonnamment et, à d’autres moments, s’exacerbaient en une vaine aigreur ; à cet égard, sa conduite rappelait assez celle d’un ivrogne qui, se sachant ivre, s’efforcerait désespérément de paraître sobre de temps à autre » (p. 113), la comparaison désamorce ce que le propos pourrait avoir de ridicule. Du reste, rien n’est plus éloigné que le Singe, l’Idiot et autres gens de la mentalité puritaine qu’on craint toujours de trouver dans une œuvre états-unienne, fût-elle de 1897 : la devise faire fortune honnêtement n’a pas ici droit de cité.
Dans le même ordre d’idées, W.C. Morrow et Ambrose Bierce partagent le même goût moraliste mais jamais moralisateur pour les dialogues percutants et les traits d’esprit – il paraît qu’aujourd’hui on dit punchlines – lapidaires, à la fois désabusés et piquants : « lorsque quelqu’un réfléchit et se dit qu’il est courageux, son courage est contestable » (p. 84) ou « il ne faut jamais trop miser sur la condescendance qu’une femme vous montre, il se peut que cela provienne de son amour pour un autre » (p. 213).
La récurrence de ces digressions cinglantes – et sanglantes ! – n’empêche pas que les personnages aient un corps, en quelque état qu’il se trouve. Cela, l’auteur nous le rappelle régulièrement.
Et puis Morrow, comme les meilleurs écrivains de fantastique – le mot à prendre ici au sens large –, connaît l’art de lâcher la bride à ses personnages, dont certains, dynamisant le récit et rendant ambigu le propos, sont à ce titre de remarquables narrateurs. « Et pourtant il y a dans ce nom quelque chose qui me hante sans cesse, tout comme un de ces rêves étranges que nous savons avoir rêvés et dont il nous est pourtant impossible de nous souvenir » (p. 117) déclare ainsi celui du « Faiseur de monstres ». Celui-ci s’entendra dire, plus tard (p. 122), par un chirurgien, « Vous vous croyez dans la peine. Eh bien, vous ne savez pas ce que c’est que la peine. Votre seule peine est de ne pas avoir la moindre virilité. Vous êtes simplement fou… je ne dirai pas pusillanime. »
En définitive, les nouvelles sont formidablement ciselées – la remarquable traduction de George Elwall y est pour quelque chose –, et construites au poil, comme de luxueuses horloges de précision, qui émettent, au moment adéquat, un ou deux ding ! étouffés, sonores ou crissants – les chutes, c’est ça. Mais c’en est presque trop : au bout du compte, le recueil semble moins bon que chacun des récits qui le constituent.

Alcofribas
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le 16 déc. 2018

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