Un matin, Marie-Louise Haumont prit son bus en retard. Le soleil plus haut dans le ciel projetait alentour une lumière différente : le monde s'en trouvait changé.
C'est ainsi que devait s'imposer l'idée du roman Le Trajet, qui reçut en 1976 le prix Femina : une trentenaire - jamais nommée - mène une vie bien réglée, rigoureusement cloisonnée dans un mariage raisonnable, des trajets en bus sans surprises et un emploi répétitif comme documentaliste.
Si l'héroïne a fait les frais de son imagination débordante durant son adolescence, c'en est aujourd'hui fini puisque toute dérive fantasmagorique est scrupuleusement tuée dans l'oeuf. On oublie les rêveries, les occupations trop fantasques, les lubies, le temps inoccupé et l'oisiveté qui seraient la porte ouverte à la fiction dans sa vie.
Non, l'héroïne du Trajet veille quotidiennement à maintenir l'horlogerie : chaque geste, chaque habitude doit rester à sa place. La peur de l'imprévu est ainsi conjurée.
Ou presque car le soleil se lève parfois pour briller plus insouciamment. La trame du quotidien se brouille et aucune conjuration n'empêche l'héroïne de voir la fiction réinvestir sa vie.
Et avec elle une forme de vérité.
C'est là le tour de force de Marie-Louise Haumont, cette façon de faire se rejoindre la fiction et le réel. Le délire, l'obsession et le fantasme des personnages qui gravitent autour de l'héroïne sont peut-être ridicules - d'ailleurs les en blâme-t-elle -, mais ils les préservent du déni. Ils sont une forme de connaissance dont l'héroïne, dans son exil du rêve, se prive.
Le chapitre final fait coïncider révélation et retour du fantasme, si bien que la boucle du récit se referme sur notre trouble comme sur celui de l'héroïne.
Toute la question est de savoir si le délire dans lequel elle bascule soudainement est une saisie de la vérité, à savoir l'adultère de son mari avec la jeune collégienne du bus. Les signes mis en lien - la diapositive du mari, le vêtement de la collégienne, le pétale de seringa - sont-ils fortuits, purs délires de l'héroïne réintégrant l'espace du rêve, ou apparition d'une vérité implacable?
Pour ma part je penche pour la seconde hypothèse, qui confond alors le fantasme / le rêve / la fiction avec le réel pour lequel ils jouent le rôle de révélateur et de catalyseur.
L'imagination serait donc ce par quoi les événements se révèlent sous une forme transmutée, donc appréhendable sans la violence d'une apparition brutale.
En somme, tout l'inverse de ce que vit l'héroïne au cours de ce récit, où les personnages qui s'en sortent le mieux sont ceux qui assument le plus leur rapport à l'obsession.