Je sais qu’on utilise en peinture l’expression petit-maître, sans nuance péjorative. Je ne sais pas trop ce que ça signifie, mais pour moi, Charles Cros, « l’expulsé des vieilles pagodes / Ayant un peu ri pendant le Mystère » (dans « En cour d’assises », p. 50) est un petit-maître de la littérature fin XIXe. (En haut du panthéon des petit-maître de la littérature fin XIXe, je placerais Laforgue.)
Le fait qu’il occupa le deuxième rang aussi dans le domaine de la science, ou plus exactement dans celui des brevets d’invention, concourt à me le rendre sympathique, tout comme sa mort précoce, tout comme la déchéance de son amour Nina de Villard. À tort ou à raison, je me le représente comme un homme qui serait devenu un écrivain ou un scientifique majeur s’il avait voulu y consacrer le temps ou l’ambition nécessaires, mais qui préféra vivre. Trop joueur pour vouloir la postérité, trop occupé à « amuser les enfants petits » et « mettre en fureur les gens graves » avec son « Hareng saur », presque éternel adolescent – dans un autre sens du mot mineur –, il se retrouve derrière Rimbaud comme poète, derrière Edison comme inventeur.


Le Collier de griffes est un recueil posthume. On en doit la structure en partie à Cros, en partie à ses amis – et la chouette introduction dans la collection « Poésie / Gallimard » à Hubert Juin. Comme souvent dans de tels cas, il faut en excuser l’aspect hétéroclite : on y trouve aussi bien des sonnets que des fragments de quatre vers ou des récits en prose qu’on aurait pu trouver dans un journal. Naturellement, les pièces en sont inégales – j’aime beaucoup « Conquérant », « Nocturne » et « Testament » ; « La Vision du grand canal royal des deux mers » est aussi fastidieux que factice, et la demi-douzaine de contes (même le relativement fameux « Caillou mort d’amour ») lorgne vers Villiers de l’Isle-Adam ou Alphonse Allais sans jamais atteindre le niveau du premier ni même du second.
On y trouve, de façon récurrente, cette figure de femme fatale qui, sous une forme ou une autre, constitue probablement le trait définitoire de toute la littérature fin-de-siècle – en tout cas le point commun entre des auteurs si différents que Villiers, Bloy, Schwob, Huysmans, Donnay, Verlaine, Mirbeau, Louÿs, Lorrain, etc., même Zola et Rostand – après avoir été, comme bien des éléments de ce courant, modelée par Baudelaire. Chez Cros, sans aller jusqu’à la rengaine explicite et un peu creuse d’« In morte vita » selon laquelle « La maîtresse du soldat / C’est la mort » (p. 68), elle débouche sur toutes les variations de l’amour destructeur : « Après mon cœur que tu ronges / Que mangerons-nous ? » (p. 71), dans une « Berceuse » au titre pas si ironique, ou bien « Oublier le regard absurde, absurde, infâme, / Enfin, enfin je veux me noyer dans toi, femme, / Et mourir criminel pour toujours, pour toujours ! » (p. 82) dans « Malgré tout », plus convenu.


On y trouve aussi des lamentations du poète sur lui-même, dont l’ironie et la légèreté font contrepoids à ce qu’elles pourraient avoir de complaisant et / ou d’attendu. Dans un quatrain comme « J’ai tout touché : le feu, les femmes et les pommes ; / J’ai tout senti : l’hiver, le printemps et l’été ; / J’ai tout trouvé, nul mur ne m’ayant arrêté. / Mais Chance, dis-moi donc de quel nom tu te nommes ? » (p. 92), on sent poindre le second degré, avec cette histoire de pommes et ce « *tout tou*ché » pas très sérieux. Logiquement, le sonnet se terminera ainsi : « Je m’étonne, valant bien les rois, les évêques, / Les colonels et les receveurs généraux / De n’avoir pas de l’eau, du soleil, des pastèques ».
Oui, la chute a l’air d’un pied de nez. Mais elle n’enlève rien au tragique du propos, qui traverse tout le sonnet et affleure dans tout le recueil. L’humour, chez Cros – comme chez Jarry, par exemple – ne recouvre jamais le sérieux, le second degré n’efface pas le premier.

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le 28 janv. 2019

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