Un pays à la brocante : une enquête captivante sur les traces matérielles et mémorielles de la RDA.

« Quand on parcourt l’ancienne RDA, partout, ou presque, s’engagent ainsi des conversations, autour de « traces », de souvenirs, de petits lieux, d’objets. Souvent, aussi, des anciens de l’Est tiennent à rappeler ce qui fut alors réalisé, ou simplement vécu, et qui a disparu. D’autres, parfois les mêmes, dénoncent différentes formes d’oppression ou de contrôle. Les petits ânes de la RDA sont rares, mais, en Allemagne de l’Est, les ruines, les friches industrielles, les plaques de mémoire, les documents à l’abandon, les objets de brocante, les petits musées personnels sont, eux, innombrables. Ces « traces » sont la matière de ce livre, mais non pas les plus visibles, non pas les plus formelles, non pas les plus officielles. »
Note : le petit âne fait référence à « Pinocchio » petit âne du zoo d’Halberstadt, en ex-RDA


Selon Carlo Ginzburg, l’histoire est irrémédiablement liée au concret, et l’historien tel un chasseur d’indices, traquant des signes marginaux en apparence négligeables, des traces souvent considérées comme non révélatrices, peut retrouver le fil ténu de l’histoire et saisir une réalité profonde, impossible à atteindre autrement. Bâtiments abandonnés, sacs-poubelles éventrés, objets du quotidien, musées individuels faits de bric et de broc, ce sont ces traces de l’Allemagne de l’Est que l’historien Nicolas Offenstadt a suivi, loin des politiques mémorielles des grands musées allemands.


Urbexer parcourant l’ex-Allemagne de l’Est, il a exploré des centaines de lieux utilisés ou habités à l’époque de la RDA et aujourd’hui en ruine, et collecté des bribes, des objets vendus dans les brocantes, des histoires de vie dans les archives abandonnées et rencontré ses anciens citoyens, de manière fortuite ou planifiée.
Nicolas Offenstadt fait « parler » les traces des lieux pour reconstituer le passé, et faire surgir en faisceau une vision historique et politique de ce pays disparu et de ce qui en subsiste, qui ne s’inscrit pas uniquement dans le prisme de l’histoire politique d’une dictature répressive, où l’Est sert de négatif à l’Ouest, selon les mots de l’historienne Sonia Combe : « À n’étudier la RDA que comme dictature, on prive de sens des vies entières qui s’étaient consacrées à l’édification de cet Etat austère et autoritaire et qui ont été flouées. » (Sonia Combe, Usage savant et usage politique du passé – La Découverte, 2009)


« Tous ces objets-traces seront au cœur de notre propos. Nous prêterons attention à leur « biographie », à leur « carrière » pour reprendre des termes utilisés dans les sciences sociales. Nous les prendrons au sérieux. C’est-à-dire que nous n’en ferons pas des reliques figées mais que nous réfléchirons à leurs trajets, aux retournements de leur emploi, à ce qu’ils disent des temps qu’ils ont parcourus, à leurs changements de statut, et ce que ces changements disent sur les humains qui les accompagnent, ou ce qu’ils leur font. »


Comme avant lui Svetlana Alexieivitch dans « La fin de l’homme rouge », Nicolas Offenstadt met en lumière dans cet essai paru en 2018 chez Stock les paradoxes du ressenti des citoyens est-allemands envers la RDA, combinant les regrets envers la protection sociale (droit à l’emploi, accès gratuit à l’éducation et aux soins…), la nostalgie de l’utopie et les espoirs qui ont succédé à la période dramatique du nazisme, malgré la dictature du parti, le manque de liberté politique et les pénuries récurrentes, les citoyens affirmant « regretter la RDA non telle qu’elle était mais telle qu’elle aurait dû être ». (Marina Chauliac, « Ostalgie sans regret »), une utopie désenchantée évoquée avec tant de puissance dans le roman de Lutz Seiler, « Kruso » (2014, éditions Verdier).


Se fondant sur une méthode peu orthodoxe qu’il a construite au fil de ses explorations, Nicolas Offenstadt passionne en montrant que l’Histoire et le rapport au passé sont une matière vivante, au fil des exhumations de ces traces qui s’effacent, des rencontres et des signes qui mettent en lumière la nostalgie ressurgissant après une période de tabula rasa, marquée par la liquidation du patrimoine industriel, la mise à l’écart des élites et l’écrasement économique et symbolique de l’ancienne RDA après la chute du Mur. Fruit d’une enquête qui s’est étendue sur plusieurs années, richement illustrée de photos de l’auteur, « Le pays disparu » montre ainsi les évolutions et les contradictions qui traversent le rapport au passé des citoyens de ce pays disparu, et l’articulation complexe et mouvante entre passé et présent, entre oubli et Ostalgie.


Nicolas Offenstadt sera l’invité de la librairie Charybde (129 rue de Charenton, Paris 12ème) le jeudi 7 février en soirée pour une rencontre-discussion autour du « Pays disparu ».


Retrouvez cette note de lecture et et beaucoup d'autres sur le blog Charybde 27 ici :
https://charybde2.wordpress.com/2019/02/02/note-de-lecture-le-pays-disparu-nicolas-offenstadt/

MarianneL
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le 2 févr. 2019

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