Voici un livre improbable, étonnant et précieux, ne serait-ce que par sa rareté. Publié en 1980, il n'est plus édité depuis longtemps, est introuvable à la vente, neuf ou d'occasion, et même à l'emprunt, il est rare : je l'ai trouvé dans une seule bibliothèque de Paris, en réserve.
On se sent donc privilégié de l'avoir entre les mains.
En quelques mots, le roman raconte la découverte par un écrivain journaliste d'une société utopiste installée sur une île du lac Léman. Cette communauté qui regroupe des gens du monde entier, rejette tout ou presque ce que notre monde propose : le capitalisme et le communisme d'abord, mais aussi bien d'autres institutions ou fonctionnements qu'on remet rarement en cause.
Le narrateur est accueilli mais pour une durée limitée. Il nous livre une description de ce monde imaginaire, des dialogues argumentés entre les protagonistes, et ses propres réflexions (non sans mauvaise foi ou contradiction, volontaires).
Un tel résumé pourrait faire penser que l'ouvrage est austère et purement intellectuel. Loin de là. Même s'il suscite des réflexions politiques de grande profondeur, et que certains passages sont théoriques (pas repoussants pour autant, au contraire), le livre ne se résume pas à ça.
Le roman, comme la communauté présentée et les protagonistes, sont empreints d'excentricité et de loufoquerie. On y croise des avatars de Lénine, Marx ou Khomeini. Comme l'utopie inclut la liberté de mœurs, à un point qui choquerait de nos jours, la part faite à l'érotisme (mais est-ce vraiment le mot adéquat ?) n'est pas négligeable.
Et puis, à ce récit qui pourrait déjà être fort riche mais déjà vu – l'idée forte d'une société utopiste suffirait à m'emballer mais je reconnais simplement que d'autres l'ont fait – , l'auteur ajoute une dimension narrative extrêmement intéressante : une réflexion sur la narration et l'acte d'écrire. Il met en scène son propre récit. Une œuvre de métafiction donc, mais abordée elle aussi de manière loufoque : l'éditeur intervient en cours d'écriture pour apporter des modifications, des passages sont volontairement omis ou renvoyés aux calendes grecques, des liens avec des œuvres existantes – de l'auteur ou du patrimoine – sont clairement établis, etc. Il n'est pas le seul à avoir cette mise en abîme, mais la métafiction est davantage à la mode ces dernières décennies qu'elle ne l'était à l'époque, et je ne l'avais jamais vue abordée ainsi.
Le roman (encore une fois est-ce le mot adéquat, rien ne rentre dans nos cases pré-établies dans ce livre et c'est une de ses richesses) est à la fois très daté, ancré dans son époque, et d'une folle actualité. Daté par le côté hippie, anarchiste de la communauté, son idéalisme très seventies, ses mœurs, ainsi que par les protagonistes et le contexte mondial assez présent (conflit des deux grandes idéologies communiste et capitaliste, révolution en Iran, et même évocation de certaines personnalités ou événements liés à la politique française et davantage tombées dans l'oubli : telle ou telle mesure du gouvernement Barre, les luttes internes au sein de la gauche française, ...)
Mais terriblement actuel par les questions qu'il pose sur la remise en cause du système : En nos temps de crise du capitalisme et de la mondialisation, quelles peuvent être les solutions ? Comment refonder le rapport à l'emploi, quelle tâche doit faire chacun dans la société, quel temps de travail ? Comment fonder un nouveau système dans un monde inter-dépendant ? Comment sortir le tiers-monde de l'héritage du colonialisme ? Quelle réponses à la crise de la démocratie ? (abstention, désintérêt, désengagement, principe d'inertie quel que soit le parti élu, ...)
Certaines des réponses me paraissent clairement idéalistes et infaisables. La vision de la sécurité et de l'autorité notamment ne prend pas en compte la nature égoïste de l'être humain, et je dis cela alors que je suis tout sauf un cynique, on me qualifie davantage de naïf. D'autres réponses - les plus nombreuses - sont à creuser : la nature des échanges économiques, la production locale, la démocratie participative avant l'heure... Et même la remise en cause de la cellule familiale, beaucoup moins tendance de nos jours, interpelle.
Mais quelles que soient les réponses et le crédit que chacun peut y apporter, ces questionnements et cette remise en cause permanente et totale font du bien, tout en suscitant l'effort. Et peuvent être une richesse pour aujourd'hui et demain.
C'est d'ailleurs en faisant des recherches pour des ouvrages actuels sur le mouvement de la décroissance que je suis tombé sur cette œuvre, dont le titre et le résumé m'ont intrigué.
Le livre ne manque pas de failles : parfois incohérent et fourre-tout, voire bâclé, il contient des passages plus laborieux que d'autres. Mais son inventivité et sa richesse intellectuelle comme narrative, en font un ouvrage précieux dont on peut déplorer la disparition dans les limbes d'une production éditoriale pléthorique, ou dans les fonds du lac Léman.