Né en 1928 dans une famille juive de Hambourg convertie au protestantisme au XIXème siècle, élevé dans l’ignorance absolue de ses origines juives, Georges-Arthur Goldschmidt est arrivé en France à l’âge de onze ans en 1939 après un an en Italie, tandis que l’Allemagne idyllique de son enfance était détruite dans ses fondements intimes par la barbarie nazie.


Dans ce récit court et d’une exceptionnelle densité publié en 2004 aux éditions Verdier, Georges-Arthur Goldschmidt, éminent écrivain et traducteur, entre autres, de Peter Handke et de Franz Kafka, évoque ses origines et son enfance à liens coupés, sa survie grâce à la complicité de la directrice un peu folle et très sévère du pensionnat catholique où il avait trouvé refuge et au courage de fermiers de Haute-Savoie, son expérience de la dépossession de soi par la perversion de la langue allemande irrémédiablement souillée par les nazis, de la réconciliation avec le monde et les choses grâce à la langue française et à la littérature, et enfin la redécouverte de la langue maternelle par les écrivains étrangers de langue allemande et en premier lieu par Franz Kafka.


La langue allemande qu’il aimait et que parlaient ses parents et ses camarades d’école, une langue pleine de charme et d’images a été détruite sous ses yeux dans son enfance par la peur obscure et inquiétante et par la simplification atroce de la langue par les aboyeurs nazis, transformations toxiques remarquablement analysées par Victor Klemperer dans LTI, la langue du IIIe Reich (1947).


« Cet allemand-là, froid, sec, graniteux, coupait tout, décapait, glaçait, figeait, c’était comme si le régime nazi avait ingurgité, phagocyté la langue et s’en servait pour cimenter les esprits. »


Orphelin rescapé, avec la mauvaise conscience et l’émerveillement de vivre, sa découverte de ce qui oppose la langue française, « drap de velours bleu sombre brodé de fils d’or qu’on jetait sur ce qu’on ne voulait pas voir », à l’allemand, de ce qu’elle refuse de signifier là où l’allemand n’hésitait pas à montrer le pire, est salutaire.


Dans le pensionnat catholique, monde clos où la sexualité est un interdit absolu, il fait l’expérience des punitions corporelles répétées, de la perversité et des rapports de domination et les premières expériences d’un corps à corps désormais vital, avec la littérature.


« Jusqu’en 1943, j’avais vécu dans l’affolement, de punition en punition, sans pensées, d’avanies en avanies, sans même me rendre compte que moi, petit Allemand réfugié, je parlais déjà le français comme si je l’avais parlé depuis toujours, comme si c’était une autre langue maternelle. »


Les premiers éblouissements viennent avec la lecture des Pensées de Pascal, le premier basculement dans un personnage inventé avec Sans famille d’Hector Malot, et chaque choc, chaque vertige littéraire approfondit ce compagnonnage vital de la lecture, tout en révélant la singularité et les failles de « l’existence de resquilleur du destin » de Georges Arthur Goldschmidt.


« Chaque lecture précisait, effilait ainsi cet insaisissable qu’on est au-dedans de soi. Tout se situait dans « l’entremots », comme si les bruits de langue perdaient toute consistance. Le plus étrange, c’était les mots – fromage, fromage, fromage, qu’avait à voir ce mot avec le fromage ? Les mots s’effondraient, absurdes, grotesques. Le « sens », c’était ce qui se déplaçait dans la phrase, qui n’y était nulle part, tout comme le filigrane des choses ne cessait d’échapper à Bouvard et Pécuchet.»


Georges Arthur Goldschmidt va renouer avec sa langue maternelle la plus ancienne, surmonter l’effroi de la langue blessée et trouver l’apaisement avec la découverte de Franz Kafka, auquel il va lier sa propre condition dès la lecture de première phrase du Procès.


« Il faudra la langue française, comme intermédiaire, pour que s’apaise cette relation tourmentée à la langue maternelle, frappée d’une blessure irrémédiable. Il faudra le passage par le français pour cerner ce point anonyme du « soi » et finir par le situer dans le flot du divers et le retrouver en avant des mots, grâce à ceux-ci ; il faudra le passage par la langue française pour qu’à l’instar de ce que fut la rencontre de Pascal et Rousseau et, plus tard, de Descartes, il puisse y avoir une rencontre semblable au sein de la langue allemande. C’est par Franz Kafka qu’elle se fit. »


Retrouvez cette note de lecture et beaucoup d'autres sur le blog Charybde 27 ici :
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MarianneL
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le 4 août 2018

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