L’usage du monde m’avait laissé une telle impression que j’ai exigé de famille et amis la suite des périples de Nicolas Bouvier pour les diverses fêtes. La suite en question s’appelle Le poisson-scorpion et est à la fois très semblable et très différente de son prédécesseur.
Semblable, car il s’agit bel et bien de la suite des carnets de voyage de Nicolas Bouvier, parti de sa Genève natale à la fin des années 1950 vers l’Orient Mystérieux. L’usage du monde s’arrêtait aux portes de l’Inde, Le poisson-scorpion reprend à la pointe sud du sous-continent, peu avant l’embarquement de l’auteur vers Ceylan; je ne sais d’ailleurs pas s’il existe un ouvrage qui couvre le périple indien.
Différent, car celui que l’on retrouve est malade, fiévreux. Et, à l’image de son auteur, Le poisson-scorpion est une sorte de rêve de fièvre, un mélange poisseux et malsain de malaria mal soignée et de tropiques mal supportés. En conclusion, comme un envoi, une citation de Louis-Ferdinand Céline marque comme à titre posthume l’ouvrage: c’est le Voyage au bout de la nuit de Nicolas Bouvier.
C’est un livre qui se lit vite. La plume de Bouvier est toujours aussi agile, avec ses descriptions évocatrices et emplies d’humanité – et, dans ce cas, plus encore, en se faufilant dans une dimension onirique et fantastique. Au fur et à mesure que l’auteur sombre dans une sorte de démence, ses descriptions glissent imperceptiblement vers un monde peuplé d’insectes en guerre, de sorciers et de fantômes, mais toujours avec une façade de rationalité. Un surnaturel somme toute très naturel, en quelque sorte.
Le poisson-scorpion, c’est un double dépaysement: géographique et psychique. C’est aussi un carnet de voyage, mais intérieur. Et toujours passionnant.