Titre et sous-titre résument assez bien le contenu du livre : les Évaporés du Japon : Enquête sur le phénomène des disparitions volontaires. Que le thème évoqué entre en résonance avec les préoccupations de l’un des auteurs, le photographe Stéphane Remael, n’enlève rien à la qualité d’une enquête que cette résonance n’alourdit ou ne déplace jamais. Un autre passage, relatif aux doutes d’un interprète pris de la « peur de finir seul » (p. 215), montre à quel point le sujet touche à l’intimité.
L’ouvrage corrobore l’idée d’une culture japonaise hermétique à la culture occidentale, au sens où il faudrait des clés pour la comprendre. La clé proposée par celui-ci, plus ou moins implicitement, c’est la honte. Le mot apparaît clairement dans le portrait de cet étudiant anonyme qui « ne s’était pas rendu à l’examen par crainte de le rater et de décevoir sa famille. Tenté par le suicide, il n’avait pas trouvé comment mettre fin à ses jours. Il en tremblait de honte » (p. 127). Cette histoire qui commence comme celle de Jean-Claude Romand met en lumière le poids du sens de la famille et plus largement de la collectivité dans une société qui, du reste, me semble envisager les notions d’enfance et d’âge adulte d’une façon très différente de la nôtre – l’un des témoins rencontrés par les auteurs est « évaporé depuis soixante-cinq ans » (p. 95) ; il a disparu à douze.
Naturellement, cette honte n’est pas l’apanage des disparus : les familles d’évaporés la partagent. Et peut-être faut-il un regard étranger pour en saisir l’ampleur : Wolfgang Norbert, sociologue autrichien échoué depuis quelques décennies dans les bas-fonds de Tokyo, explique ainsi aux auteurs « “Vous savez pourquoi je me sens bien ici ? Parce que je suis comme ces gens [les marginaux de tous ordres qui fréquentent le quartier] : j’appartiens à la minorité. Eux sont comme étrangers à leur propre pays, et ils m’acceptent…” » (p. 238).
C’est aussi pourquoi l’enquête prend parfois un parfum de clandestinité peut-être inattendu : les marges se rejoignent et c’est la notion de déviance – au sens sociologique du terme – qui relie les ghettos tokyoïtes aux sources d’eau chaude de l’arrière-pays, la pègre aux travailleurs précaires chargés de décontaminer Fukushima au mépris de toute norme, les entreprises de déménagement nocturne spécialisées dans l’évaporation aux falaises devenues le lieu de suicide le plus touristique du pays.
Le livre comporte de nombreuses photographies. Si, dans l’ensemble, elles me paraissent à regarder comme illustrations plutôt que comme œuvres autonomes, il émane de certaines une force intrigante – photographier la marginalité demande toujours de la délicatesse, photographier l’absence n’est jamais simple et Stéphane Remael cède très rarement aux facilités consistant à photographier des objets révélateurs ou à flouer les personnages.