Marina Yaguello est une linguiste française, professeure émérite à Paris VII, de langue maternelle russe mais travaillant également sur le français, le wolof et l'anglais (elle est agrégée d'anglais). Elle est l'une des grandes références francophones sur la question des langues artificielles.
Elle entend ici offrir au lecteur (au moins grossièrement familier avec la linguistique, ses grands noms et ses grands concepts) une vue d'ensemble de la question des langues imaginaires sur plus de 500 ans, en prenant soin de toujours démontrer d'une façon très dynamique les liens (méthodologiques, philosophiques, psycho(patho)logiques, politiques) qui unissent toutes ces inventions pourtant a priori si éloignées les unes des autres. Car si en entendant "langue artificielle" on pense tout de suite plus ou moins à l'espéranto et à la rigueur au volapük, il faut savoir que Yaguello fait rentrer dans cette catégorie beauuuucoup de projets et de modes linguistiques.


Se retrouvent ainsi analysés d'un même mouvement, bien que chacun de ces phénomènes fasse l'objet d'un chapitre :
• Les hypothèses sur la langue inconnue du continent austral fantasmé, qui constituera dans la littérature le sommet de l'Ailleurs sur Terre jusqu'au débarquement de James Cook sur la côte est de l'Australie en 1770
• Les innombrables et persistantes tentatives de reconstitution d'une "langue adamique", appréhendée autant dans un référentiel strictement religieux (le mythe de Babel et la malédiction de la fragmentation des langues humaines et de la perte de la langue primitive universelle) que via la théorie linguistique de la monogénèse (stipulant que toutes les langues naturelles descendent d'une même proto-langue ancestrale), qui bien souvent va reconnaître cette langue dans l'hébreu et donc tenter de démontrer la parenté de cette dernière avec toutes les langues connues...
• Le portrait des logophiles, ces "fous du langage" qui sont les chefs d'orchestre de tous ces projets farfelus et qui semblent fasciner Yaguello (elle a d'ailleurs avec ce livre accompli un travail impressionnant de corpus de ces tentatives souvent obscures)
• Le vaste sujet de la langue philosophique, cet éternel fantasme universaliste qui obsèdera les philosophes jusqu'au début du XXème siècle (avant qu'on se prenne les deux guerres mondiales dans la gueule lol). Celui-ci consiste à mettre au point un système de communication débarassé de tous les horribles défauts de la langue naturelle (irrégularités, ambiguïté, variation dialectale...) et qui exprimerait la nature véritable du monde et du réel. Cette entreprise est permise par la conception selon laquelle "la nature véritable du monde et du réel" existe : en effet, si c'est le cas, chaque objet du réel porte un seul et unique nom, celui qui donne accès à sa nature profonde, qu'il appartient au philosophe de trouver, bien entendu. La publication du Cours de Linguistique Générale de Ferdinand de Saussure par ses étudiants signera la mise à mort de cette conception, avec l'arrivée de l'arbitraire du signe, fondement de la linguistique moderne qui stipule que le rapport entre le signifiant (en gros, le mot) et le signifié (le concept extra-linguistique auquel il renvoie) est totalement arbitraire. Il faut noter que les divers projets - comme celui de Leibniz - d'élaboration de cette langue parfaite, qui est souvent construite "a priori" (c'est à dire non pas à partir de bases étymologiques pré-existantes mais via des inventions pures et dures), se feront presque toujours, malgré leurs velléités soit-disant universelles, dans une logique d'exclusion des langues non-indo-européennes, qui seront tour à tour jugées comme soit trop complexes et peu adaptées à l'apprentissage international (les langues agglutinantes) soit au contraire trop simples et peu adaptées à la pensée abstraite (...toujours les agglutinantes). Cela dit ça ne posera pas vraiment de problème puisque de toute façon la recherche de la langue philosophique universelle est une chimère quasi-exclusivement occidentale.
• Les langues auxiliaires internationales, telles que l'espéranto, le volapük, l'ido ou l'interlingua, qui sont avant tout comme leur nom l'indique pensées pour la communication internationale (c'est pas toujours réussi), mais sont également héritières de la tradition des langues philosophiques dans les priorités et les lignes directrices que leurs inventeurs se donnent
• Les proto-langues reconstruites via la méthode comparatiste, au premier plan desquelles le fameux proto-indo-européen, qui si il est le fruit d'une méthodologie scientifique rigoureuse et qu'il a donné des résultats importants et convaincants, n'en reste pas moins un travail de reconstruction, et donc d' "inventions éclairées"
• Les projets linguistiques à visée politique, avec un focus particulier sur le cas de Nicolas Maar, pseudo-linguiste georgien dont Staline se servira des théories pour russifier l'Union et justifier la liquidation de ses opposants.
• Les langues fictives, au cinéma avec le Klingo de Startrek par exemple, mais aussi dans la littérature de science-fiction et plus anciennement dès l'essor de la théorie de la pluralité des mondes habités (les langues de la Lune, de Mars, d'Uranus...)
• Les phénomènes de "parler en langues" : glossolalie (le fait de parler spontanément une langue inconnue), xénoglossie (le fait de parler spontanément une langue non-préalablement apprise) au sein des milieux spirites et pentecôtistes. Yaguello mène une enquête formidable sur le célèbre cas d'Hélène Smith et dissèque son "martien". Plus globalement elle montre comment ce qui est perçu comme un miracle (autant la glossolalie que la xénoglossie) est en fait au mieux la brillante expression d'une compétence très dévelopée en mémorisation et en adaptation de structures connues (Hélène Smith calque complètement la syntaxe du français par exemple), au pire un gloubiboulga comparable au langage enfantin et rendu mystique et signifiant par un ensemble de facteurs extra-linguistiques (ambiance, fatigue, croyances préalables etc)


Le livre se termine sur une apologie des langues naturelles dont voici un super passage :



Citation La fonction primordiale du langage n'est pas de définir ni d'exprimer le monde. La fonction du langage est de construire et de reconstruire inlassablement son propre univers. Le langage est symbolique, avant d'être déictique, iconique ou indexique. Posant la syntaxe comme allant plus ou moins de soi, les langues philosophiques sont trop souvent des nomenclatures qui mettent avant tout l'accent sur la délimitation et la classification "logique" des concepts. On n'a plus dès lors une linguistique du signe, mais une linguistique du mot, de type primitif adamiste (si on voulait être méchant). Il est entendu que l'Univers est composé de choses et d'idées, que chaque chose doit avoir son nom, une fois pour toutes, et on devra veiller à l'adéquation entre les deux.
Dans la pratique, les langues philosophiques furent une faillite pour des raisons humaines autant que théoriques. Les langues philosophiques sont censées refléter l'ordre du monde, de la nature. En fait, elles ne font que représenter, souvent naïvement, l'ordre de la culture. Faillite qui est liée au problème de la compréhension de l'Autre, car l'idée de la relativité des cultures a mis très longtemps à s'imposer et tout particulièrement dans le domaine des langues. Au XVIIème siècle, par exemple, les philosophes sont incapables d'imaginer une conception du monde qui n'inclurait pas l'idée de divinité, de monarchie, de pouvoir absolu de droit divin, ainsi que les différents concepts liés à l'organisation sociale, tant laïque que religieuse, propre à l'Europe d'alors. De façon caricaturale, encore au XXème siècle, l'auteur du Basic English, qui réduit l'anglais à 850 mots seulement, n'oublie pas d'y inclure le mot "bouilloire", tant il lui paraît évident que, sous toutes les latitudes, il est indispensable de pouvoir faire du thé à cinq heures !



Et Yaguello d'ironiser sur le sort des langues artificielles aujourd'hui : la réussite de l'espéranto indique qu'un projet de langue imaginaire peut tout à fait fonctionner, du moment qu'il est construit avec assez de rigueur, de temps et d'érudition, et que les gens s'y intéressent et l'adoptent. Seulement, si une langue artificielle réussit, gagne des locuteurs et à terme des locuteurs natifs, elle se naturalise. C'est exactement ce qui est en train d'arriver à l'espéranto : tous les voyants indiquent qu'il est en train de se dialectiser un peu partout. Exactement le contraire de ce que Zamenhof voulait. C'est visiblement le destin des langues vivantes. Comme quoi, il semblerait que la seule manière pour une langue imaginaire d'être un succès, c'est de devenir... une langue naturelle comme les autres.

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le 24 sept. 2020

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