Rien ne distingue les souvenirs des autres moments : ce n'est que plus tard qu'ils se font reconnaître, à leurs cicatrices.



A contrario de cette prophétie de La Jetée, le roman de Pauline Gonthier, Les Oiselles sauvages, n'a rien de souvenir, ni de cicatrice. Il se veut souvenir d'une époque et d'un air du temps, d'un zeitgeist comme dirait l'autre : époque où le torchon brûlait, où la petite Agnès filmait sa pointe courte, où le FHAR débutait et où l'on a compris que plus on est de folles, plus on rigole. Au milieu du Quartier latin, la jeune Madeleine rencontre une Catherine — Antoinette Fouque n'est qu'à peine déguisée — et se retrouve happée par le tourbillon de la vie : elle avait des bagues à chaque doigt, s'appelle Jeanne, est lesbienne, lit Wittig, pense Sartre et Mao, aime Bardot et Sagan. C'est un imbroglio référentiel où se côtoient le pensionnat de chez Ernaux et l'amour de Ça raconte Sarah, où se côtoient Madeleine et un MLF balbutiant, et Mathilde, PMA pour tous.tes et Balance ton quoi. Deux époques et une filiation qui se torsade, des signes distinctifs d'hiboux, d'oiselles et autres aviens, tout semble mêlé dans ce roman (c'est bien pour cela que je mêle tout dans cette critique, habile pastiche). De la nostalgie peut-être, pour une époque que Pauline Gonthier, économiste de renom et nouvelle recrue de la littérature lesbienne (Fatima Daas, Pauline Delabroy-Allard, Anne Pauly et consœurs la précédaient avec peut-être plus de brio), n'a pas connue. On retrouve peut-être plutôt l'autrice dans la contemporaine Mathilde, les discours engagés et instagrammement didactiques de son Alix (Béranger?) bien-aimée, la bataille de la PMA en revers de la lutte pour l'IVG. Au delà de raconter des histoires d'amour et de désir, Gonthier, de son style forcé mais finalement pas si déplaisant, fait scintiller une galerie de personnages, à mi-chemin entre La Belle saison de Corsini et Andréa de Dix pour cent : mais (l)'est-ce bien raisonnable que de tout simplifier ? De faire miroiter un parallélisme relié par la simple thématique de l'enfant dans le ventre ? Quelques scènes semblent forcées, des débats très historiques, des récits de manifestations et de collaborations avec moult militant.es, comme une leçon de féminisme trans-vagues, des réminiscences d'une époque anté-Pulp et post-Adèle Haenel.


Je ne parviens cependant pas à détester Les Oiselles sauvages, malgré les défauts nombreux et parfois stéréotypés que je viens de lister : je ne le déteste pas car il met au centre de son histoire les thèmes uchroniques de quitter l'hétérosexualité pour succomber aux charmes d'une belle artiste, il a le mérite de présenter cela sans conflit ni orage douloureux à échelle parentale, il déploie de jolis motifs — piqués à Monique, cela va sans dire. Résonnent à mes oreilles les phrases des Guérillères et de Thérèse et Isabelle (faut-il rappeler que je l'ai acheté à Violette & Co, ne suis-je pas finalement qu'un imbroglio de clichés moi-même ?), la mine soucieuse d'Alice Coffin et de plein d'autres : finalement, peut-être que ni Mathilde, ni Madeleine, ni Jeanne, ni Alix ne sont des oiselles sauvages, mais qu'elles représentent la naissance d'une nouvelle échelle dans la littérature lesbienne. Dans les romans dont l'histoire d'amour est hétéro, il y a des ratés et des chefs d'œuvres, c'est comme ça, il en va de même chez les gouines qui ne sont plus si rouges que ça, mais peut-être tamisées par les femmes à la peau bleue, dirait l'autre. Du geste triomphant, de l'affirmation renversement il ne reste rien : creuse et parfois décevante, la torsade finale aurait pu être un magnifique miracle rhizomatique de la filiation, dont tout le potentiel romanesque est éliminé par une sombre histoire de remise de manuscrit trans-générationnelle ... Il ne m'a pas convaincue mais je suis heureuse qu'il existe, que se multiplient des références, des livres que j'aurais aimé lire à quinze ans, savoir que "on n'est jamais moins pertinente quand on désire les femmes" et que "jouir, c'est subversif". Si les souvenirs ne se distinguent pas des autres moments, les saillies des Oiselles sauvages restent faiblement visibles, ne sont pas Cheval de Troie, mais parviennent finalement à esquisser une possibilité de ce qu'en "nous unissant, nous femmes, nous divis[i]ons la force du peuple" (La Pensée straight).

CFournier
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le 20 déc. 2021

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Coline Fournier

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