Londres, 1857. Le révérend Wilson, géologue de droit divin, entend prouver au monde que le paradis perdu, le fameux jardin d'Eden, se trouve en Tasmanie, grande île située au sud de l'Australie et que les Anglais nomment aussi « Terre de Van Diemen ». Colonie pénitentiaire grâce à laquelle l'Angleterre espère se débarrasser de toute la racaille qui infeste le royaume, la Tasmanie est surtout la terre de Peevay, jeune aborigène qui assiste à l'invasion de ces colons qui croient que le moindre morceau de prairie inoccupé leur appartient de droit. Peevay observe, impuissant, la lente agonie de son peuple, massacré par des nouveaux venus qui jugent la présence des noirs inopportune, décimé par les maladies amenées par les colons, déporté par les autorités britanniques, qui jugent que ces sous-hommes perturbent la bonne installation des pionniers, ou réduit à l'impuissance face à la supériorité technologique de l'envahisseur. Certains tentent bien de se révolter, mais cela ne fait qu'accélérer la destruction d'une civilisation vieille pourtant de 50 000 ans.
Pendant que disparaissent donc les aborigènes de Tasmanie (et ceux d'Australie continentale par la même occasion), le révérend Wilson organise son expédition et embarque, en compagnie d'un médecin et d'un jeune botaniste, sur le navire du capitaine Kewley, un vieux briscard originaire de l'île de Man, qui espère faire de la contrebande à peu de frais du côté de Maldon. Poursuivis par la douane anglaise après une opération avortée, le capitaine et ses marins mannois se retrouvent embarqués (un comble pour des marins) dans l'aventure, et imaginent revendre leur marchandise de contrebande à prix d'or en Australie. C'est sans compter sur le sort, qui semble prendre un malin plaisir à contrecarrer les plans astucieux de Kewley et de son second.
Il est des oeuvres, rares, qui s'imposent d'elles-mêmes au lecteur, des romans dont on sait au bout de quelques lignes qu'ils transcendent le genre et dépassent le simple cadre de la littérature pour embrasser d'autres problématiques. D'aucuns parleraient de chef d'oeuvre, mais le mot étant ces derniers temps quelque peu galvaudé, nous éviterons d'en user, pour ne pas tomber dans l'éloge dithyrambique et creux. « Les passagers anglais » appartient à ces romans que l'on aimerait voir plus souvent, une oeuvre puissante, élégante et érudite, qui charme le lecteur et lui procure un intense plaisir de lecture.
A mi-chemin entre roman historique et récit maritime, « Les passagers anglais » déborde le cadre du divertissement, pour élaborer une critique du colonialisme d'une rare intelligence et d'une simplicité pourtant désarmante. Récit « polyphonique » qui multiplie les personnages et les narrateurs (cette alternance des points de vue est l'une des grandes forces du livre), « Les passagers anglais » explose les barrières classiques de la narration romanesque, au travers d'une construction inventive et incroyablement dynamique. Extraits de journal de bord, notes scientifiques, lettres, rapports administratifs, l'auteur multiplie les supports et jongle avec les styles, change de registre d'une page à l'autre, adaptant la forme à chacun de ses personnages. Le tout, avec une maîtrise et un talent qui forcent le respect. L'écriture, simple mais élégante, accouche d'un récit pétillant mais profond, diffusant une mélodie douce et humaniste.
Évitant l'écueil du roman moralisateur, l’œuvre de Matthew KNEALE est non seulement une histoire réussie, mais aussi et surtout une leçon d'Histoire, qui prouve que l'on peut allier le roman d'aventure maritime (voire le roman naturaliste) et un discours critique sur les actes de nos pères. Nous ne sommes pas responsables du passé, mais il serait bon de ne pas oublier que notre civilisation repose aussi sur des fondations qui recouvrent les ossements des cultures que nous avons méprisées et détruites par notre ignorance et notre intolérance.