Les Deux Maîtres et le Bouffon, ou « Photographies »

Ce recueil de trente-trois « photographies » du photographe allemand fictif (et aveugle !) Erwahn Ehrlich, qui sont en réalité des dessins de Roland Topor, le hasard me l’a fait lire quelques semaines après le Chant des Morts, recueil de poésies de Pierre Reverdy illustré par Pablo Picasso. Évidemment, celui-là est une parodie et celui-ci, un livre d’artiste sérieux comme une directive européenne. Ce qu’il y a de drôle, c’est que le premier n’est pas plus pauvre que le second pour ses sous-entendus et pour l’intérêt des rapports entre texte et image qu’il propose…
Pour situer, les deux premières « photographies » – en réalité les deuxième et troisième, car une « vraie » photographie de « la mère d’Erwahn Ehrlich en 1902 » figure dès après la page de titre… –, ces deux « photographies », donc, sont deux versions d’un même cliché, l’une allemande, sur laquelle on lit Mein Schatten, et conservée à Paris, l’autre française, Mon ombre, conservée à Berlin. Chaque titre figure sur sa « photographie », ou plutôt constitue presque tout le contenu de sa « photographie » : en plus de ces deux mots, le nombre 23 est écrit sur chacune. « (Mon ombre, mon nombre. Erwahn était persuadé qu’il mourrait à l’âge de 23 ans.) », précise la légende de la première « photographie »…
Dans le même ordre d’idées, la « photographie » numéro 11 a comme légende « Gris sur gris (portrait de Juan Gris ?) » et la dix-septième, sur laquelle est écrit « das Feld marcel » est un portrait de Marcel Duchamp intitulé Marcel au pré… Je laisserai au lecteur le soin de débrouiller les implications de ce genre de bizarreries…
De temps en temps, un « extrait de lettre » interrompt la succession des « photographies ». Les réflexions théoriques qu’on peut y lire ne sont pas d’un niveau moindre que celles qu’ont pu formuler à propos de leur art des photographes tout à fait authentiques et plus que tout sérieux.
D’après la couverture, ces « photographies » sont « révélées » – ce qui n’est pas présentées ou expliquées… – par Topor. Et en allemand, erwahn peut être rapproché de erwähnen : « évoquer, mentionner, citer… », et ehrlich (voir la « photographie » numéro 4) signifie « honnête »…