Dans tous les sens
Pratiquant la sociologie du travail sauvage, je distingue boulots de merde et boulots de connard. J’ai tâché de mener ma jeunesse de façon à éviter les uns et les autres. J’applique l’expression...
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le 1 oct. 2017
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Précieuse pour qui s’intéresse à la littérature « fin-de-siècle », cette anthologie présente à tout lecteur curieux un échantillon de textes – majoritairement mais pas seulement des poèmes – de la revue le Chat Noir, et quelques pièces qui, sans y avoir été publiées, étaient quelquefois lues dans le cabaret montmartrois dont elle était l’émanation – ainsi par exemple « Le Hareng saur » de Charles Cros. Du reste, c’est un sacré boulot éditorial, le Chat Noir ayant publié quelque huit cent dix numéros entre 1882 et 1897.
On trouve de tout dans ce volume, et ce disparate « n’était pas seulement une affaire de tolérance, une manière désinvolte de mettre ensemble des créateurs aux œuvres antagoniques, aux esthétiques opposées, aux idées inconciliables. C’était aussi une façon d’être empiriquement en phase avec l’état d’incertitude et de doute d’une société qui venait successivement de perdre une guerre et de s’imposer une guerre civile » (p. 37-8), souligne l’introduction d’André Velter, qui présente « “l’esprit de Montmartre” », « né du sang de la Commune et de la volonté de fuir l’horreur, fût-ce dans la plus frénétique dérision » (p. 11), retrace naissance, vie et mort du cabaret fondé par Rodolphe Salis, cherche à en définir l’esprit, brosse le portrait de quelques-unes de ses figures, et pour finir établit « les critères (élastiques et résistants : genre roseaux pensants et caoutchouteux à usage de lance-pierres) en vertu de quoi s’organise l’ouvrage » (p. 48). (Cette introduction, du reste, mêle rigueur documentaire et esprit passionné, un peu à la façon dont le Collège de ’Pataphysique peut présenter et annoter les publications des auteurs pataphysiciens – je pense à l’édition du Faustroll de Jarry aux éditions de la Différence.)
Le contenu de l’anthologie en elle-même est nécessairement inégal, sachant que la réputation des auteurs qu’elle présente est très variable, allant du poète pléiadisé (Mallarmé, Verlaine, Villiers de L’Isle-Adam) à l’inconnu complet (Adolphe Vautier) en passant par les purs pseudonymes (Condor, Fred., X.) et par celui qui n’est pas connu pour sa littérature (Satie) – ce qui n’empêche pas qu’il y ait du bon, voire du très bon chez certains méconnus. Cependant, l’éclectisme du volume (et du Chat Noir) ne concerne pas que la qualité, sachant qu’on y trouve des charges anti-bourgeoises (Xanrof), comme de juste, mais aussi des jeux sur la versification (Edmond Haraucourt), des poèmes d’amour (Moréas), des récits à chute (Allais), des vers baudelairiens (Rollinat), des chansons des rues (Bruant, Goudeau), des méditations baroques sur le temps fugitif (Crésy), un conte (Henry Somm), des rêveries érotiques incestueuses (Crésy encore), l’analyse du titre d’un recueil appelé Oh !! (Pierre Mille), des tubes pour enfants (« Le Hareng saur » de Cros), des aphorismes (Allais bis, Villiers de L’Isle-Adam, Satie, Somm), des poèmes grivois (« Le Vieux Chat de grand’mère » de Ponsard), des recettes de cocktail (Allais ter), une évocation de la création poétique (Mallarmé) et un sonnet à propos d’un homard (Camuset).
Le lecteur passionné de ce qu’en fac de lettres on appelle intertextualité trouvera par ailleurs deux pastiches du sonnet d’Arvers (un « Sonnet » de Maurice Donnay et « Sonnet de revers » de Jean Goudezki) et la seule – à ma connaissance – occurrence du mot « merdre » qui ne soit ni dans Jarry ni sur Jarry (dans « Pour cause d’édilité publique » de Raoul Ponchon).
À titre personnel, les Poètes du Chat Noir m’ont fait porter un autre regard sur Aristide Bruant, dont les textes nus se défendent tout seuls, gagnant à être débarrassés des oripeaux – troquet mal famé, chanteuse à la voix éraillée, accordéon, mitaines… – dont on les affuble régulièrement. Et puis, çà et là, des vers semblant surgis de nulle part, « – Oh ! fumer l’opium dans un crâne d’enfant, / Les pieds nonchalamment appuyés sur un tigre ! » (Maurice Rollinat, « Le Fou »), des déclarations de haine, « Ses yeux sont faux, son cœur est faux, son amour pire » (Albert Samain, « Une ») ou des choses simplement drôles, « Demandez à n’importe qui. Tout le monde vous le dira, même les imbéciles » (Erik Satie, « Les Raisonnements d’un têtu »).
P.S. : Une liste tout de même ! : Alphonse Allais, George Auriol, Karl Boès, Aristide Bruant, Georges Camuset, Fernand Crésy, Condor, Charles Cros, Léopold Dauphin, Louis Denise, Maurice Donnay, Édouard Dubus, Léon Durocher, Georges Fourest, Franc-Nohain, Fred., André Gill, André Gill et Louis de Gramont, Eugène Godin, Émile Goudeau, Jean Goudezki, Edmond Haraucourt (« Le Sire de Chambley »), Clovis Hugues, Vincent Hyspa, Francis Jammes, Jules Jouy, Marie Krysinska, Sutter Laumann, Gabriel de Lautrec, Louis Le Cardonnel, Georges Lorin, Jean Lorrain, Stéphane Mallarmé, Paul Marrot, Maurice Mac-Nab, Louis Marsolleau, Armand Masson, Achille Mélandri, Victor Meusy, Pierre Mille, Gabriel Montoya, Jean Moréas, Germain Nouveau, Jean Pic, Raoul Ponchon, René Ponsard, Ponvoisin, Jean Richepin, Jehan Rictus, Léon Riotor, Maurice Rollinat, Camille de Sainte-Croix, Rodolphe Salis, Albert Samain, Erik Satie, Gaston Sénéchal, Henry Somm, Adolphe Vautier, Paul Verlaine, Gabriel Vicaire et Henri Beauclair, Villiers de L’Isle-Adam, Vox Populi, Willy, X. et Léon Xanrof.
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le 6 oct. 2017
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