Les Raisins de la misère par Félix Cheminet

Le titre de ce petit livre d'Ixchel Delaporte peut à première vue sembler opportuniste en se plaçant dans le sillage de la renommée de Steinbeck. Pourtant, à la lecture, il supporte la comparaison par la gravité du propos sinon par la qualité littéraire.
La journaliste indépendante spécialisée dans les sujets de société - et non pas dans le vin - livre ici un compte-rendu d'enquête exemplaire par le travail de terrain (étalé sur un an) et par la variété des angles d'observation (même si l'on regrette avec elle que les acteurs tenant le haut du pavé lui aient souvent fermé leur porte au nez). A un excellent journalisme d'investigation l'auteure adjoint un journalisme militant (ses chroniques passent dans L'Huma) qui lui donne la pugnacité nécessaire pour lancer ce brûlot contre le navire-amiral de la deuxième source d'exportation de l'économie française, seule l'aéronautique rapportant plus de devises que le vin.
Deux idées animent son analyse, des idées qui sont imbriquées sans pour autant se confondre. L'une, sociale, concerne la brutalité du traitement d'une main d'œuvre précaire et non-qualifiée. Les grands châteaux du Bordelais n'ont certes pas le monopole de cette violence, néanmoins ils sont, comme employeurs, plus en vue que les autres étant donné la richesse qu'ils étalent. L'autre idée, plus économique, interroge le mystère de la réputation des vins de grands crus et des prix exorbitants que les propriétaires parviennent à extraire de leurs produits. L'auteure constate avec regret et même indignation que la théorie du ruissellement ne fonctionne pas dans les périmètres restreints autour de Saint Émilion et de Pauillac. Mais, si elle approche souvent la zone d'ombre en en décrivant les manifestations, elle a du mal à la problématiser. Les professionnels lui ont bien expliqué comment ces vins très chers tirent vers le haut l'image des petites appellations dont les propriétaires vendent la bouteille à 5 euros (quand ils peuvent, sinon le produit part en vrac à environ un peu plus d'un euro le litre). Ceci explique la cohésion d'un milieu foncièrement hétéroclite quant à ses logiques financières. Il est cependant plus compliqué d'expliquer pourquoi certains consommateurs des classes moyennes se sentent obligés d'acheter des vins à 50 euros et plus alors qu'ils sont pour la plupart incapables d'évaluer le produit autrement que par son étiquette et son prix. La distinction... Les nuances de la montée en gamme (et en prix) ne sont perçues que par une poignée de virtuoses professionnels alors que la plupart des buveurs de grands crus, qui n'ont pas de formation de base et qui ne boivent du vin qu'occasionnellement sont probablement incapables (même si c'est impossible à démontrer) de mesurer des différences fines, si ce n'est de repérer une bouteille bouchonnée. Tout au plus peuvent-ils sortir quelques expressions convenues qui ne signifient rien. En tous cas, s'il n'a pas réponse à tout, le livre d'I. Delaporte a l'immense mérite de poser les bonnes questions et d'offrir des ouvertures lumineuses sur l'omerta vitivinicole.

Cheminet
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le 11 août 2019

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Félix Cheminet

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