Après bien des déceptions, enfin, une oeuvre qui me permet de me réconcilier avec la littérature francophone ultra récente : Les Villes de la plaine. Sous ce titre assez peu accrocheur se cache un très beau roman, qui conjugue de nombreuses qualités : une écriture fluide, élégante et précise ; un parfum subtil de fin du monde et un sens certain de l'effet papillon ; un point de vue narratif omniscient mais complice et changeant ; des histoires d'amour qui savent prendre juste la place qu'il faut, pas plus ; une prolepse chronologiquement vertigineuse ; un assemblage très juste entre l'imaginaire et le plausible ; et évidemment, une réflexion, discrètement satirique, sur un certain nombre de problématiques que je vais rapidement évoquer.
J'ai voulu lire ce roman car je cherchais une oeuvre à même d'entrer dans le thème du "regard éloigné" en rapport avec les Lettres persanes de Montesquieu (c'est l'histoire de ma vie : mes choix de lecture sont très souvent liés à ma profession, eh). Et le regard éloigné, dans ce roman, est d'une part évident (le lectorat pose un regard distant sur une civilisation antique imaginaire), et d'autre part extrêmement polyvalent. Car la distance se décline partout : d'abord, il y a effectivement la distance temporelle, mais cette distance temporelle est double : comme le lectorat est éloigné de ce monde dans lequel les personnages principaux, Ordjeneb le garde et Asral le scribe, évoluent, de quelques milliers d'années, Ordjeneb et Asral, quant à eux, sont éloignés temporellement du monde qu'ils cherchent à comprendre. En effet, Asral, maître scribe, a pour mission de réaliser une nouvelle copie des lois d'Anouher, lois quasi divines de la ville de Sir, vieilles de plusieurs centaines d'années, mythiques car on a perdu quasiment toute trace historique de l'époque à laquelle elles ont été écrites et de l'homme à qui on les attribue - le fameux Anouher. On a donc une mise en abyme, une stratification de la distance temporelle, à laquelle je peux même encore ajouter une étape : 1) l'époque d'Anouher 2) l'époque d'Asral 3) l'époque des fouilles archéologiques prussiennes au XIXe siècle, que l'on verra ponctuellement apparaître dans le roman, et 4) "l'époque" du lectorat. Cette distance temporelle est également géographique pour nous : la civilisation de Sir n'est pas précisément située dans l'espace, mais on en saura au moins qu'elle est aujourd'hui, au temps de l'écriture du/de la narrateur.trice anonyme mais bien présent.e dans le texte, une région aride, et notre imaginaire, immédiatement, se projette vers la Grèce ou le Moyen-Orient. Cette distance est également une distance culturelle (tout comme chez Montesquieu) : nous découvrons avec Sir, comme le dit déjà la quatrième de couverture, une civilisation qui nous est étrangère, mais qui nous sera étrangement familière. Des lois écrites à une époque ancienne dont l'auteur présumé est sacralisé (religions monothéistes voire autres, coucou), une société patriarcale tout ce qu'il y a de plus classique, des relations conflictuelles avec les Etats voisins... Rien de très nouveau sous le soleil, mais cette distance temporelle, géographique, et diégétique (nous savons que cette civilisation est imaginaire) nous permet d'adopter un œil neuf sur Sir et de remettre plus facilement en question ses - nos - règles et usages. Comment ne pas voir la satire que fait Diane Meur de notre propre civilisation ? Et en particulier, peut-être, de la religion, de notre rapport au passé qui n'est que sacralisation et interprétation ?
Interprétation, oui, car ce livre parle d'interprétation : Asral, notre scribe, réalise en copiant les lois d'Anouher que peut-être la manière dont sont appliquées ses lois dans sa société est galvaudée, et éloignée de leur véritable sens. Là où nous ne pourrions voir qu'un problème de traduction, il s'agit d'un problème sémantique, religieux, et politique, bien plus fondamental : dans quelle mesure notre distance temporelle voire culturelle à un texte nous empêche-t-elle d'en comprendre le véritable sens ? Dans quelle mesure cette distance va-t-elle nous mener vers un autoritarisme interprétatif qui n'a peut-être rien à voir avec le message originel ? Et dans quelle mesure ce texte, d'une indiscutable vieillesse, est-il fiable, est-il à lire au premier degré ou comme une jolie fable, est-il porteur de vérité ou simple récit d'une jolie histoire ? Le lien n'est pas difficile à faire avec des questions tout à fait contemporaines, notamment lorsque les questions que se pose Asral sont posées dans les mêmes termes aujourd'hui (ex. "Ce texte a-t-il été écrit de la main d'Anouher ou est-ce un texte co-écrit, soit par des disciples, soit par une communauté ?"). Comme le dit la quatrième de couverture (qui est décidément très riche), le roman de Meur est bien une "fable rationaliste", qui vise à faire prendre conscience de cette dialectique complexe entre la distance et la proximité. Ce roman, qui prend place au crépuscule de la civilisation de Sir, propose également une réflexion historique (rien que ça), en montrant que l'histoire est vouée à n'être qu'une répétition, et qu'une répétition des mêmes erreurs : lorsqu'on croit avoir gagné des droits, eh, il faudra continuer à se battre toujours pour les maintenir, car ils seront constamment menacés et finiront peut-être par disparaître sous couvert (ô ironie suprême, mais foutrement moderne) de préservation même des droits - tout ça à cause de problèmes (ou d'erreurs volontaires ?) d'interprétation.
La distance, c'est aussi celle qu'il y a entre les personnages du roman : distance sociale (je sors mon jargon : diatopique et diastratique), distance politique, distance de genre, distance sentimentale. Le roman va œuvrer à abolir peu à peu ces distances, avec une légèreté très appréciable. L'autrice ne se gêne pas pour oublier pendant un long temps une intrigue, ou pour l'introduire tardivement alors même qu'elle était déjà tapie dans l'ombre, en ménageant adroitement l'humanité de son intrigue au milieu de tous ses aspects philosophiques et philologiques. Ce sont des personnages très humains donc, qui ne tombent jamais dans les clichés (on appréciera notamment le propos discrètement féministe du roman, qui reste néanmoins historiquement plausible), sans que leur intériorité nous soit d'ailleurs trop proche. Très humains notamment car il y a un peu d'amour là-dedans : pour autant, les relations amoureuses ne sont pas une sorte d'appât facile pour un lectorat peu exigeant, elles restent en retrait et en même temps porteuses de fulgurantes beautés. Le grand talent de l'autrice semble être de réussir une synthèse étonnante entre philosophie, relations humaines et roman d'aventures.
Car nous sommes quand même au moment déclencheur de l'effondrement de Sir (on notera au passage l'intérêt des choix narratifs de Meur, qui ne raconte pas forcément ce qu'on s'attend à voir raconté) : alors oui, il y a un soupçon d'aventure, c'est bien normal. Ce roman a donc les atouts pour séduire différents publics, à différents niveaux.
Il est vrai que j'aurais vraiment aimé que la réflexion philologique aille plus loin et aboutisse à une satire plus mordante,
à une victoire décisive du camp de la raison
; on attend, en lisant Les Villes de la plaine, peut-être plus de confrontation, plus de débats, du sang pour des choix de mots et des mort.e.s pour des interprétations divergentes. L'écrivaine fait le choix de ne pas faire venir l'effondrement de cette manière, et peut-être en effet était-ce nécessaire afin de rendre la lecture moins laborieuse et l'escalade de la violence plus réaliste. Je suppose que c'est mon amour pour les débats linguistiques qui parle dans cette petite déception. Néanmoins, du début à la fin, le plaisir de la lecture est là, dans cet art du mélange entre optimisme des relations humaines et pessimisme historico-politique. Au fond, c'est peut-être un moyen pour Diane Meur de renouer avec la satire dans son sens étymologique : créer un pot-pourri, une oeuvre qui mêle différents genres - et on aura en effet du romanesque, du débat de lettré.e.s, et même un brin de chant/de poésie, qui contribue par sa mélancolie lyrique à donner aux Villes de la plaine leur saveur douce-amère.