En voilà, un bien étrange roman. Bien étrange puisqu'il est présenté, par son auteur, son éditeur, son narrateur et pas mal de critiques, comme un polar, alors que son intérêt principal n'est manifestement pas là.
Le narrateur s'appelle Ethan Muller et il dirige une galerie d'art contemporain dans un quartier branchouille de New York. Il vient d'une grande et richissime famille qui a fait fortune dans l'immobilier, entre autre en construisant les Muller Courts, groupe de bâtiments du Queens pour habitants pauvres, équivalents new-yorkais d'une cité HLM française.
C'est justement dans ce quartier que Muller se rend un jour à l'appel de l'associé de son père. Dans un appartement déserté par son locataire, le narrateur découvre des cartons entiers remplis de dessins sur du papier A4. Environ 150 000 dessins, s'associant les uns aux autres comme un puzzle pour former une œuvre gigantesque de plusieurs hectares.
Sur ces dessins, des humains, des animaux, des êtres surnaturels, et l'ensemble forme une énorme carte d'un monde imaginaire, avec ses forêt, ses routes, ses cours d'eau, etc.
Le galeriste est littéralement fasciné par tout cela et il décide d'exposer une partie de cette œuvre monumentale. La vernissage aura un tel succès que les journaux vont en parler. Et c'est suite à un de ces articles que Muller va être contacté par un policier à la retraite.
Un des visages humains représentés dans le dessin est celui d'un enfant assassiné dans les années 60.
Commence alors une enquête qui ira son bonhomme de chemin, à un rythme plutôt lent, il faut bien le dire. Et en pointillé également : un peu d'enquête, un peu d'histoire d'amour de Muller, un peu de réflexions sur l'art...
Et, de temps en temps, un chapitre, intitulé "interlude", qui part dans le passé pour raconter l'histoire de la famille Muller depuis son arrivée au USA au XIXème siècle.
Et c'est là qu'on arrive dans les paradoxes du roman. On comprend vite que ces "interludes" historiques vont avoir de l'importance, on peut même la deviner assez rapidement vers le milieu du roman, et pourtant ce ne sont pas les chapitres les plus intéressants.
Autre paradoxe : le rythme est lent, certes, mais le roman n'est pas ennuyeux. Il ne s'y passe pas grand chose, on devine assez vite le fin mot de l'histoire, mais on va quand même jusqu'au bout avec un certain intérêt. Pas passionnant, mais intéressant.
Ce sont sûrement les personnages qui sont responsables de cet intérêt. Ils sont assez bien foutus et suffisamment complexes pour être crédibles. Le narrateur n'est ni héros, ni un anti-héros, mais une personne ordinaire, avec ses qualités et ses défauts, qu'il ne cherche pas à nous cacher, d'ailleurs. Et les autres personnages autour sont du même tonneau.
Et puis, il y a toute la partie sur l'art. Et voilà bien le plus grand paradoxe, à mes yeux, de ce roman : j'y suis venu pour du polar, j'y suis resté pour tout sauf pour le polar. Et ce que dit le roman sur le monde de l'art contemporain est assez fascinant. Il y a à la fois une description des mécanismes du marché de l'art et une critique bien documentée du microcosme intello-bobo new-yorkais.
Qu'est-ce qui fait qu'un artiste peut être considéré comme un génie ? Quelle est la place du galeriste dans la fabrication d'une œuvre d'art ? Qu'est-ce que l'on peut accepter comme œuvre d'art ? Peut-on faire de l'art sans le vouloir, voire même sans le savoir ? Qui décrète qu'une œuvre est de l'art ou pas ?
Et surtout, quelle est la place de l'artiste dans l’œuvre elle-même ? L'artiste est-il un être à part ou un humain ordinaire ? Qu'est-ce qui le motive à créer (si jamais il le fait consciemment, ce qui n'est pas toujours évident) ? Autant de sujets abordés et de questions posées qui ponctuent le roman et en constituent l'aspect le plus intéressant.
D'autant plus que cela se double d'une critique assez virulente du monde de l'art contemporain, avec ses "artistes" auto-proclamés, ses œuvres parfois bien ridicules (à la fin du roman, le narrateur installe dans sa galerie une statue géante représentant... un sachet de salade bio), ses vernissages où on ne parle surtout pas d'art (les habitués des vernissages ne regardent jamais les œuvres qui sont exposées, c'est bon pour le vulgaire, ça ; les habitués se ruent sur un champagne inaccessible au commun des mortels et en profitent pour organiser une petite sauterie dans le loft de l'un ou l'autre), etc. L'auteur n'épargne pas ce monde aux codes bien ridicules.
Il y a aussi l'aspect financier de l'art. Le marché de l'art contemporain brasse des sommes assez faramineuses pour des œuvres parfois plus que douteuses. Et l'auteur analyse avec subtilité les raisons qui peuvent pousser un homme à dépenser des centaines de milliers de dollars pour le dessin d'un inconnu.
En conclusion, voilà donc un roman qui se prétend un polar mais où l'intérêt principal réside ailleurs. Pas passionnant mais qui se laisse lire. Rien du chef d’œuvre proclamé de-ci de-là.