Baffer toute une nation pour la réveiller.

Il a dû falloir du courage à Ian T. Gross pour sortir ce livre, qui aujourd'hui ne pourrait sans doute plus sortir, à l'heure où le parti conservateur polonais s'efforce (Dieu merci en vain) de cacher le passé collaborationniste polonais. Aujourd'hui Gross vit à l'étranger, et la plupart des historiens qui suivent le sillon qu'il a tracé travaillent depuis l'étranger également.


Car il ne fait pas bon rappeler aux Polonais leur implication dans le génocide juif. Et c'est ironique, Auschwitz étant devenu une véritable manne touristique pour le pays.


Alors ce livre n'est pas exempt de tout défaut. Le carnet de photographies de familles juives, au centre, n'est par exemple pas du tout contextualisé. Le style est assez laborieux. Mais cela reste un livre d'une puissance incroyable. Son ambition est pourtant a priori modeste : reconstituer à partir d'archives judiciaires de l'époque communiste un pogrom qui a eu lieu le 10 juillet 1941 dans la bourgade de Jewabne. Ce pogrom qui tua 1600 Juifs ne fut pas le fait des SS, mais des voisins polonais. Tout part d'un témoignage recueilli en 1945 par un survivant, Waszerstajn, auprès de la commission d'histoire juive de Bialystok. Les détails qui y sont fournis sont pour le moins graphique, et évoquent des paysans polonais regardant une jeune fille se noyer dans un étang, forçant les Juifs à déplacer à travers la ville une statue de Lénine, puis regroupant toute la population dans une grange avant d'y mettre le feu.


Gross ne prend pas au sérieux ce témoignage, au départ. Mais il va mettre la main sur les archives d'un procès tenu en mai 1949 à Lomza, qui juge les principaux responsables, une quinzaine d'hommes. La justice n'aura pas la main bien lourde, puisque les biens spoliés par les paysans auprès de leurs voisins juifs sont encore accaparés de nos jours.


A partir de ces archives, Gross reconstitue la chronologie du massacre, en examinant toutes les objections que l'on pourrait faire vis-à-vis des sources. Il est également retourné sur place mener une enquête orale.


En une série de chapitres d'une dizaine de pages chacun, il aborde divers sujets. Il reconstitue la vie de cette communauté rurale, composée à moitié de Juifs qui venaient de tous les milieux sociaux. La particularité de Jedwabne est d'avoir connu deux ans d'occupation soviétique avant de passer aux mains des nazis lors de l'opération Barbarossa. Dans un contexte de déstalinisation accélérée, les Juifs sont montrés comme les principaux traitres responsables de la défaite polonaise. Or les indices ne montrent pas une implication particulière des Juifs dans les structures communistes de 1939-1941. Ce sont même souvent d'anciens indicateurs staliniens qui se retourneront en accusateurs des Juifs pour se blanchir.
Gross discute longuement les preuves pour bien attester que les SS sont restés à l'écart du massacre. Qu'au contraire, de la population des villages voisins affluait dès la veille, ayant flairé des possibilités de pillage. Au final, rarissimes seront les familles osant cacher des Juifs, et si cela se sait, encore aujourd'hui on le leur fait payer.


La reconstitution du massacre passe par la confrontation des témoignages, et on y repère des recoupements crédibles, qui révèlent une réelle sauvagerie, une volonté d'abaisser qui vaut bien celle d'un SS (on force un rabbin à des singeries, des hommes à des exercices de gymnastique dégradants, sous la menace d'armes).


Pour autant, Gross est conscient des limites des témoignages, des déformations que peut connaître le souvenir, et il fait preuve d'esprit critique, ne se lance pas tête baissée dans les supputations. Il ne garde que le plus indiscutable. L'ouvrage se clôt sur l'inscription actuelle qui attribue le massacre des Juifs de Jedwabne par "les nazis". Depuis, cette inscription a été rectifiée mais fait l'objet de vandalisme par les nazillons locaux.


Jan T. Gross a mené un combat difficile avec ce livre, qui lui a demandé du courage. Il est toujours difficile de mettre un peuple face à ses actions passées, et cela entraîne des réactions très violentes. Mais c'est nécessaire pour lutter contre l'impunité et l'oubli.

zardoz6704
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le 18 mai 2023

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