Les places et les chances ; la solidarité collective et l'effort individuel ; la redistribution et la méritocratie ; la France et les Etats-Unis, pour caricaturer... ou non.
En préambule de ce livre (et de mon billet), je recommande le texte de Denis Colombi sur l'égalité et l'équité, qui pose bien l'enjeu du débat de justice sociale :http://uneheuredepeine.blogspot.fr/2015/05/en-finir-avec-lopposition-egaliteequite.html
Citation Savoir quelles sont les inégalités justes, c'est savoir si elles sont équitables. L'équité n'est pas un terme opposé à celui d'égalité : l'expression désigne le jugement porté sur une répartition donnée des ressources. Les notions d'égalités et d'inégalités renvoient, elles, à la dimension objective de cette répartition. Savoir si deux individus sont égaux ou inégaux n'est pas affaire de jugement moral, c'est affaire de mesure.
L'égalité est toujours l'égalité de quelque chose, et en ceci, Dubet évite l'écueil de l'opposition caricaturale entre équité et égalité.
Avant même de commencer, de quoi parle Dubet ? Son but est de mettre en évidence et d'opposer deux modèles de justice sociale, l'un fondé sur l'égalité des places et l'autre sur l'égalité des chances.
Le premier consiste, pour Dubet, à réduire l'inégalité sociale et économique entre les différentes classes sociales et individus. Il est ainsi fondé sur la redistribution assuré par l'Etat-Providence, et non par un système privé, comme la charité des fondations privées. C'est un modèle qui est né selon lui des actions conjointes des syndicats ouvriers et des gouvernements, héritier d'une tradition socialiste, dont il a dévié sur les points de la révolution communiste, de la fin de la propriété privée des moyens de production et de l'exploitation capitaliste. Il s'agit d'aménager l'exploitation par des systèmes d'assurance collective et de réduire la disparité sociale. Le maître mot est la cohésion de la société, dont le travail est le ciment et le pilier, qui permet l'insertion des individus dans la société en même temps qu'elle sert de matrice à leur identité (individuelle et collective).
Son pendant est un modèle de haute inspiration libérale, méritocratique. L'auteur présente ce modèle comme la "chance" donnée à tou·te·s les individu·e·s de prendre part dans une grande compétition, d'accéder aux positions les plus élevées, quel que soit leur milieu d'extraction. Les Etats-Unis sont censés représenter le cas à la fois concret et l'imaginaire social de ce modèle. Dans ce modèle, ce ne sont plus, selon Dubet tant des classes sociales que des groupes sociaux fondés sur des identités particulières, dont la discrimination est le principe fondateur (ainsi, les groupes racisé·e·s, des femmes, des homos et bies, des trans* etc - ces termes ne sont pas de Dubet). La dynamique de ce modèle, contrairement à la réduction des inégalités sociales et à la cohésion sociales dans l'égalité des places, est celle de la mobilité sociale. Ce qui compte est la possibilité d'accès pour tou·te·s à toutes les positions sociales.
Là où le premier pourrait donc avoir un aspect conservateur, que Dubet expose en expliquant que les individus sont moins incités à pouvoir sortir de leur milieu d'origine et exercer un métier auquel son destin social ne prédestinait pas, le second ouvre grand, dans la compétition scolaire puis la "lutte des places", ses portes. Il est plus "fluide", mais expose à une grande précarité et à l'exclusion sociale celles et ceux qui échouent dans leur parcours.
Pour examiner les "productions" des deux modèles, dont il présente les philosophies politiques qui les sous-tendent ainsi que les dynamiques socio-historiques, Dubet se concentre sur trois domaines : l'éducation, la place des femmes et celle de ce qu'il appelle "les minorités visibles". De cet examen censé passer au crible de l'efficacité et de certains critères de préférence (qu'on peut mettre en évidence dans toute théorie de la justice, notamment chez Rawls) qui sont les siennes, Dubet ferait un choix conscient et éclairé pour l'égalité des places, motivé par son exposé, tout en lui apportant des nuances.
Soit. Il s'agit d'une entreprise qui n'est pas problématique en soi, ses critères de préférence ne nuisant pas à sa démonstration scientifique s'il demeure honnête intellectuellement.
Sauf que ce qui m'a fortement déplu dans son ouvrage - autant évacuer tous les points faibles - ce sont autant sa mauvaise foi que son imprécision, le mauvais mélange entre ses préférences personnelles et les références universitaires, l'appareil méthodologique, les stats, l'attribution des discours à des nuages gazeux flottant dans l'univers social (on y lit des "on dit", "il est dit", "ces pensées s'introduisent", "certains pensent" etc).
Concernant sa mauvaise foi, ou ses "excuses" (il se défend environ quinze fois d'être libéral ou concède que certains de ses discours peuvent être attribués à un libéralisme qu'il rejette), c'est un reproche principal. Passons rapidement sur ce volet de sa mauvaise foi. L'autre versant est plus problématique, car il relève de manipulations intellectuelles et argumentatives. En effet, plus d'une fois, il biaise le débat entre égalité des places et celle des chances, en présentant - dans les différents volets sur lesquels il se concentre - de manière, sinon simpliste, très caricaturale. Cela est particulièrement sensible dans les lignes consacrées au "genre et aux quotas" ainsi qu'aux "politiques publiques et minorités visibles". Manifestement, il ne sait pas en quoi consiste le genre, ainsi que les études qui lui y sont consacrées, l'opposant naïvement (ou stupidement ?) au sexe, qu'il semble assimiler à "organe génital" (ce qui est une aberration). En effet, hormis Gender trouble de la philosophe féministe Judith Butler qu'il s'autorise à citer, il ne s'appuie, pour les critiquer sur aucune autre référence précise des gender studies. Pour lui, "le genre a remplacé le sexe". Comme s'il ne subsistait, dans la société comme chez les adeptes du queer (faisant l'abstraction des nuances et de l'existence de Queer matérialistes, cf. Dorlin https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01270238/document ou encore cet article de contretemps https://www.contretemps.eu/pour-un-feminisme-materialiste-et-queer/) que des critiques dites "culturelles" du patriarcat, qui aurait trait aux diverses discriminations du quotidien. Dubet, pour le justifier, rappelle l'importance des travaux s'inscrivant aux "rapports sociaux de sexe", issu du féminisme matérialiste (cf. Danièle Kergoat, entre autres), qui eux prendraient en compte l'exploitation des femmes et leur inégalité professionnelle. Il prouve par là que son logiciel sur les études concernant les femmes retarde de plus de 30 ans. Plus grave, il lie, dans une étroite corrélation basée sur rien d'autre que son petit doigt mouillé dans l'air, l'importance des études sur le genre dans les pays plus libéraux à la prévalence du modèle de l'égalité des chances, par rapport à d'autres pays plus "républicains" et "socialistes", comme la France. Il achève ainsi de consterner le pauvre lecteur qui a déjà dû s'affliger à ce stade les 3/4 d'une lecture conjuguant évidences sociologiques, mauvaise foi, affirmations péremptoires, stats au ptit bonheur la chance, discours flottants on ne sait où.
Mais puisque son analyse se centre là-dessus, nous ne pouvons qu'être en désaccord avec son opposition, caricaturale, entre égalité des places et égalité des chances, sur l'opposition entre insertion par la redistribution et la réduction des inégalités, face à la revendication d'identités, en réponse à des discriminations, qui déchirerait la cohésion sociale - les individus stigmatisés retournant leur stigmate et cherchant alors une forme de vengeance et d'obtentions de droits particuliers, dans un même réflexe identitaire et particulaire.
Et oui, on voit vite d'où ce discours est tenu : un HSBC (en langage initié, "Homme Cis Blanc Hétéro", que l'auteur de cette critique précise être), visiblement républicaniste, et comme il semble s'en revendiquer, solidariste à la Léon Bourgeois. Il ne plaît visiblement pas à Dubet que des identités particulières se développent, au détriment d'une "société des semblables". Que l'autonomie des femmes et la fin de la disparité culturelle et des choix et préférences qui leur sont imposées dès la naissance soient toujours hors d'atteinte n'est manifestement pas dans les priorités politiques de l'auteur.
Car, au-delà de son travail, c'est bien d'une vision idéologique, et donc d'un choix politique qu'il s'agit. Pourtant, nous sommes a priori d'accord avec ses prémices, sur la préférence d'une égalité des places par rapport au modèle des chances, qui n'offre aux atomes individuels qu'une gigantesque course aux places, au détriment des liens sociaux et politiques qu'il peut nourrir avec autrui. Néanmoins, c'est un véritable scandale que l'auteur puisse justifier ses choix avec autant de malhonnêteté et de suffisance universitaire ! Qu'il présente les choix possibles pour une réduction des inégalités genrées en caricaturant les positions de ses adversaires (les féministes radicales), en disant qu'une partie de leur solution serait mettre fin à la mixité garçons-filles à l'école (mais où a-t-il lu ou entendu ça dans leur bouche ??), pour lui opposer une sorte de "bon sens", disant que la faute revient à leur choix (comme si ça n'était pas partie intégrante de la domination patriarcale), car l'autre option serait "trop volontariste" et "obligerait les filles à se conformer à une éducation particulière" (venant d'un homme, on croit rêver, et la domination masculine ne les oblige pas, elle, depuis la naissance ?) est scandaleux.
Ses références cosmétiques, comme à Nancy FraSer (j'écris en S majuscule, parce que visiblement il n'en a lu que des compte-rendus, orthographiant à deux reprises le nom de sa collège américaine avec un z => FraZer), qui a une position bien plus complexe que celle de Dubet, n'aident pas à vouloir être compréhensif dans la critique.
Enfin, ma critique, puisque son propos est avant tout politique et idéologique, se place désormais aussi sur le terrain politique. Tout simplement, la solution de Dubet est une sorte de parti-pris pour un statu quo, ou vers le désaveu et la démission. Après avoir livré une analyse serrée (c'est une plaisanterie) mais très à charge du modèle de l'égalité des places, qui s'insinuerait un peu partout (il n'a pas tort, mais pas pour certaines raisons qu'il avance parfois), nous pouvions nous attendre à quelque chose de plus fort qu'une simple proposition de flexicurité, puisque, "pourquoi abandonner, par défiance à l'égard d'un prétendu social-libéralisme, les esquisses" de ces politiques ?
Ahh, les propositions de flexisécurité, ou le démantèlement des systèmes de protection sociale, en arguant d'un certain pragmatisme, contre "l'idéologie" et le "conservatisme" profitant aux "acquis sociaux"... Dubet cite également Repenser la question sociale de Pierre Rosanvallon, ouvrage bien connu pour la proposition d'une "troisième voie" à la danoise ou suédoise, comme si leur modèle marchait véritablement et n'était envisageable que dans des sociétés avec des inégalités sociales très faibles et une exclusion sociale peu importante.
Politiquement, là où son livre est pernicieux, c'est qu'il fait passer les combats gagnés par les salarié·e·s, notamment celles et ceux du public, ainsi que leurs avantages, pour des droits bloquant la société, des acquis au détriment des exclu·e·s et même des fameuses "minorités visibles" !
Jamais ne sont évoquées les grandes décisions de démantèlement de la finance, de la déréglementation, les mesures anti-chômeur·se·s, le traitement néo-colonial et raciste (enfin, si parfois, mais présentées comme le moteur de la discrimination et du stigmate des racisé·e·s) des banlieues.
Il oppose les femmes entre elles, parce que le combat d'une partie d'entre elles (au niveau professionnelle, dans certaines sphères du salariat) ne profite pas à tou·te·s et ne change rien à la pauvreté (si si, c'est vraiment son argument), en usant de la trilogie "prolepse/concession/rétorsion", càd en devançant une critique de l'adversaire précisant en quoi consiste leur proposition, leur concédant un pouvoir, pour mieux les réduire à néant, et ce tout en usant "d'hommes de paille" (il invente une position monolithique et un lien entre un modèle et certains arguments chez ses adversaires).
De même, il s'exprime contre la mobilité sociale, affirmant que ça n'améliore pas le sort des autres restés pauvres, car il serait mieux de "rester à sa place" (l'intellectuel parle ici), car, si on réduit les inégalités, après tout... Alors, plus tant besoin de se mouvoir dans la société. De même avec les racisé·e·s, à quoi bon les quotas, les politiques d'insertion (il est vrai cependant qu'elles n'améliorent pas la situation à l'échelle d'un quartier ou d'une ville, Dubet a entièrement raison là-dessus), si les politiques n'aident pas l'ensemble à s'extirper de son assignation. Là où son procédé est déplorable, c'est qu'il consiste à justifier entre autres par cette mise en concurrence systématique entre dominé·e·s.
Dès lors, il n'y aurait d'autre voie que de choisir l'un ou l'autre, les groupes dominé·e·s n'ayant pas voix au chapitre, comme si leurs tentatives n'étaient pas déjà solutions émergentes. Il faut dire que jamais Dubet ne remet en question la domination post-coloniale, ni la domination masculine, de manière radicale, autre qu'en mouvement de cape (ses interventions larmoyantes où il explique que lui, "vieil universitaire blanc", n'aura pas tant de peine qu'un ouvrier du bâtiment pour sa retraite etc ne nous convainquant pas).
De fait, il me semble simplement que Dubet leur refuse le statut de sujets politiques, en s'opposant aussi franchement aux mouvements faisant état des différentes formes de discriminations, partant des groupes concernés, comme si cela n'était pas nécessaire, au nom de deux modèles qui sont exagérément opposés par ses soins
Que l'autonomie passe par la fin de modèles culturels genrés, et donc, de ce fait, aussi par une domination matérielle des hommes sur les femmes, par la fin d'un racisme post-colonial et d'une violence institutionnelle envers les racisé·e·s (car oui, dire "minorités visibles", c'est faire preuve de racisme ; le blanc étant alors une non-couleur, donc la couleur par défaut, donc l'identité de base, et les autres, donc, des couleurs subalternes et "différentes" en Occident) revient à refuser en bloc les propositions de Mr Dubet. Et donc refuser son "réformisme de choc", qui s'attache à l'idéologie du pragmatisme.
Citation L'égalité des places pourrait constituer l'un des éléments de la reconstruction idéologique de la gauche, à condition que celle-ci ait un peu de courage : le courage de mécontenter une partie de son électorat (qui le fuit d'ailleurs à pas feutrés) et d'être autre chose que le parti des classes qualifiés et aisées. La gauche devrait aussi avoir la capacité de rompre avec les fables qu'elle aime se raconter sur l'Etat-Providence et le service public, dont elle devient le gardien vétilleux faute de vouloir les transformer. Aujourd'hui, le mot réforme est passé à droite et le refus du changement brille à gauche. Le ferme désir d'égalité permettrait de sortir de cette impasse et de faire le vrai travail du politique : transformer des principes en programme et adresser une offre à ceux qui ne se reconnaissent plus dans les représentations politiques de la vie sociale. (p. 119-120)
Ce sont les dernières lignes de son ouvrage. Beaucoup de choses pourraient être dites. Je ne m'attarderai que sur deux, qui expliquent et justifient mon rejet politique comme intellectuel de ses positions : il ne considère que le cadre du parti (socialiste) et des élections comme cadre de changement pour la gauche et surtout comme acteur dans les champs politique et sociaux, ce qui exclut d'emblée les mouvements sociaux, qui eux n'ont qu'à attendre de recevoir les offres électorales. D'autre part, sa croyance dans une transformation qui n'en est pas une, pour réaliser le désir d'égalité : placer les chances dans le Parti Socialiste (aujourd'hui une passoire), les autres partis de gauche souhaitant évidemment "l'irréalisable".
En définitive, si l'on s'accorde sur le fait que les modèles présentés par Dubet le sont sur le mode "d'idéaux-types" (Max Weber), c'est-à-dire que leurs traits réguliers et caractéristiques sont exacerbés et mis en avant, sa présentation analytique est de bonne facture. Mais le nombre d'imprécisions, de discours flottants, les exemples avancés (par idéologie), ainsi que les orientations politiques rendent sa démonstration bancale, et de mon point de vue personnel, politique, son choix non acceptable.
Je recommande plutôt, même si elle aussi critique (mais de manière plus "juste" m'amuserai-je à dire) la volonté de reconnaissance culturelle, les travaux de Nancy Fraser sur le sujet de la justice sociale.
Même si Monsieur Dubet est universitaire reconnu, et a déjà réalisé des travaux intéressants et de référence dans le champ académique, il ne me semble pas superflu qu'il fasse preuve d'humilité et de sérieux dans sa méthodologie, comme dans ses références et ses exemples. Qu'un·e étudiant·e en sociologie se permette d'écrire de manière floue - c'est un reproche majeur que je fais à Dubet, être flou - et d'être caricatural dans ses choix et ses tournures, comme l'est dans cet ouvrage Dubet, et la sentence sera lourde.